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m’eussent osé refuser. » Les outils ne manquent pas, il y en a un dépôt dans une grande tente que le maréchal avait fait dresser à cet effet. On se met en marche pour le chantier.


Comme je m’en vins à la courtine, je commençai à mettre la main le premier à remuer la terre et tous les capitaines après. J’y fis apporter une barrique de vin avec mon dîner beaucoup plus grand que je n’avais accoutumé, et les capitaines, le leur, et un sac plein de sols que je montrai aux soldats. Et, après avoir travaillé une pièce, chaque capitaine dîna avec sa compagnie, et à chaque soldat nous donnions demi-pain, du vin et quelque peu de chair… Et après que nous eûmes dîné, nous nous remîmes au travail en chantant jusque sur le tard, de sorte qu’on eût dit que nous n’avions jamais fait autre métier.


Le lendemain matin, d’autres compagnies suivirent l’exemple donné et reçurent pareil traitement ; le troisième jour, il n’y avait plus de soldats récalcitrans, tous faisaient joyeusement besogne de- pionniers. En huit jours, la courtine était achevée. Les ingénieurs déclarèrent que les soldats avaient fait dans ce laps de temps quatre fois plus de besogne que n’eussent fait les pionniers en cinq semaines. « Et notez, ajoute Monluc, que les capitaines, lieutenans et enseignes ne bougeaient de l’œuvre, non plus que les soldats et servaient de solliciteurs. » Les conseils qui suivent ce récit sont une des belles pages des Commentaires et doivent être entendus de tout chef militaire.


J’ai voulu écrire ici cet exercice pour montrer qu’il ne tiendra aux soldats qu’ils ne fassent tout ce qu’on voudra, mais aussi il faut trouver le moyen de les y faire faire de bonne volonté et non de force. Mettez la main à l’œuvre le premier ; votre soldat de honte vous suivra et fera plus que vous ne voudrez… O capitaines, mes compagnons, combien de fois voyant les soldats las et recrus ai-je mis pied à terre, afin de cheminer avec eux pour leur faire faire quelque grande traite[1] ! Combien de fois ai-je bu de l’eau avec eux, afin de leur montrer exemple pour pâtir ! Croyez, mes compagnons, que tout dépend de vous et que vos soldats se conformeront à votre humeur,

  1. Dans un autre passage des Commentaires, Monluc insiste sur ce conseil : il compare le cheval fourbu qu’on ne peut faire avancer, même à coups d’éperons, avec l’homme qui marche avec son cœur plus encore qu’avec ses jambes. « Il ne tiendra qu’à vous, capitaines, faites comme j’ai fait souvent : quittez la botte et, à beau pied, à la tête de vos gens, montrez bien que vous voulez prendre de la peine comme eux. »