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Champagne à la tête de son régiment. On raconte que les étrangères suivirent les soldats, fascinées par le mirage d’un château promis en Gascogne. Elles ne savaient pas, les pauvrettes, en géographie innocentes, que la Gascogne est si près de l’Espagne ! Dans mon enfance j’ai connu l’une d’elles ; elle habitait une maison très éloignée du village ; presque infirme, elle ne venait plus à la messe le dimanche ; mais chaque année pour la Saint-Rémi elle invitait notre voisin, le tisserand, qui pendant son service militaire avait fait séjour à Reims. Le dîner était bon et se prolongeait afin qu’on pût parler « tout son soûl » de la ville et surtout de la cathédrale. Douce aïeule champenoise, qui chaque année donnait fête à son cœur en devisant de la vieille église, pour elle la merveille de l’univers, obscurément chargée d’histoire et de sainteté, d’antiques vénérations, fêtes et miracles, de toute l’âme des ancêtres ! Comme elle souffrirait aujourd’hui de la savoir ruinée et que son arrière-petit-fils est mort glorieusement dans la bataille pour éloigner d’elle les canons ennemis !

Ainsi dans le moindre de nos villages le présent se relie au passé par d’invisibles fils. Notre pensée individuelle, dont nous sommes si vains, n’est que parcelle misérablement petite d’une réalité spirituelle infiniment grande et belle, un court moment qui se détache en léger reflet sur la lumineuse durée de l’âme française.


Tous ces événemens extérieurs, qui changent le cours d’une vie, ne doivent pas nous détourner de celui qui, dans le silence intérieur, en est le principe et le point de départ. La guerre que nous subissons est longue, et l’âme y court grand risque d’aventure. Pur dynamisme, elle est un composé vivant d’idées, d’images, de sentimens, de passions, disposés dans un arrangement hiérarchique, selon un ordre de valeurs déterminé. L’aventure est précisément un changement dans cet ordre de valeurs. Mais nous ne pouvons l’appeler désordre avec vérité que s’il est jugé, déclaré tel par un critère extérieur, souverain, comme les lois morales universellement acceptées, et si par exemple il nous rend débauché, voleur, assassin. Hors de là il n’est désordre qu’au regard de l’ordre antérieur qu’il remplace. Il y a succession. Le dérangement et le désordre sont