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discipline et d’adaptation. Toute notre vie n’est qu’un compromis, qu’une naissante harmonie incertaine entre les passions de l’âme et les forces de la nature, forces qui engendrent et protègent les âmes des autres créatures, les enrichissant de puissances d’expression et d’affirmation personnelle semblables aux nôtres, et de fins personnelles également chères et dignes à leurs yeux : si bien qu’un esprit vif et honnête ne peut pas ne pas pratiquer la courtoisie dans cet univers, exercer sa volonté sans véhémence, ni vanité grossière, juger sans sévérité, et en tout rejeter le mot « absolu » comme le plus faux et le plus odieux des mots. Montaigne l’a dit : « Mais qui se présente comme dans un tableau cette grande image de nostre mère nature en son entière majesté ; qui fit en son visage une si générale et constante variété ; qui se remarque là-dedans, et non soy, mais tout un royaume, comme un traict d’une pointe très délicate, celui-là seul estime les choses selon une juste grandeur. »


Le livre de Santayana se termine par cette leçon de mesure et de sagesse donnée à l’Allemagne. Elle est celle de la Grèce et de Platon, celle de Montaigne et de Pascal aussi, de cette raison tout humaine qu’incarne la France, et que l’Allemagne bafoue, parce qu’elle ne peut la comprendre, et que son essence en est la négation.


IV

Passer de cette métaphysique aux Voyages au front de Mme Edith Wharton semblerait une transition paradoxale. Et cependant entre ces deux livres si différens un lien subtil existe. Et d’abord, partout dans les vives esquisses de Mme Wharton se révèle la présence de cet esprit français de mesure et de justesse qui est celui que définit Santayana, et qu’elle possède comme lui. Dès la première page, finement elle souligne « la sobre discipline » du paysage français ; et cette note frappée dès l’abord donne le ton à tout son livre : l’ordre discipliné, l’humanité équilibrée de cette France, si nettement perçue par elle, se retrouvent dans sa vision et son style. A travers toutes les tragiques expériences de ces années sanglantes, dans le visage de la terre française ravagée, dans toutes les manifestations de l’âme française aux prises avec la crise suprême, ce que Mme Wharton cherche avec toute l’ardeur de son intelligence affinée, avec une pénétration de psychologue qui scrute les