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extérieur. et c’est ainsi que la musique est l’art allemand suprême : c’est l’art d’un esprit pour qui le monde est étranger, n’est qu’une provocation d’échos et de drames internes. « Mais que ces musiciens ne créent pas un système du monde de leur Gemüt, comme on crée une symphonie. Qu’ils ne lèvent pas leur bâton à la face des étoiles et des nations pour les conduire comme un orchestre. »

De ce romantisme effréné Nietzsche fut le prophète attardé. En lui tout l’égotisme naïf de ces philosophies trouve son expression suprême ; et son Surhomme est le dernier de leurs sophismes. Les chapitres où Santayana analyse les fondemens de l’anarchie nietzschéenne sont une merveille de pénétration et de justesse. Ce Grec démontre avec aisance l’incompréhension totale chez Nietzsche du génie grec :


Un peu de la dure beauté dorienne, un peu du hautain silence aristocratique du vainqueur dans Pindare entre dans son idéal : l’ardeur et la liberté bachiques y entrent à coup sûr. Mais il n’a pas compris la leçon des Grecs, ni leur modestie, ni leurs vénérations, ni leur joie dans l’ordre et la beauté, leur sens de l’amitié, de la sainteté des lieux et des institutions. Il répéta les paradoxes de leurs sophistes sans se rappeler comment leurs sages les avaient réfutés. Il vit qu’une force démoniaque est au fond de tout ; il ne vit pas que cette force avait été disciplinée, ce qui est tout le secret grec. Platon l’a exposé il y a longtemps dans le contraste qu’il établit entre l’inspiration et l’art. L’inspiration, comme la volonté, est une force sans laquelle la raison ne peut rien, mais elle doit s’harmoniser avec la Raison ou elle ne fait rien qui vaille. C’est la Raison qui est le critère de la volonté ; et cela, Nietzsche l’ignore comme toute la merveille du génie grec.


Il est le pur barbare, le païen :


Les Grecs, eux, étaient dans ce sens les moins païens des hommes. Ils étaient dociles aux expériences politiques, à la loi, à l’art méthodique, aux limites et aux ressources reconnues de la vie mortelle. Leur vie leur semblait enfermée étroitement par le ciel et la terre et la mer, par la guerre, la folie et la conscience et leurs dieux secrets, par des oracles et des génies locaux et leurs cultes familiers, par une destinée partout présente et la jalousie des dieux invisibles. Cependant ils voyaient que les forces divines étaient constantes, et qu’elles exerçaient leurs pressions et leurs générosités avec tant de méthode qu’un art et une religion prudente pouvaient s’élever parmi elles.