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plus nombreuses encore, car tout homme, à quelque degré, est sa victime.


Mais où l’égotisme foncier de cette philosophie éclate le mieux, c’est dans Hegel, et d’autant mieux que ses prétentions à l’objectivité sont plus grandes. Je ne suivrai pas Santayana dans sa profonde analyse de cette philosophie, des principes hégéliens de l’identité des contradictoires, qui revient à faire les choses se conformer à des mots, non les mots aux choses, ni de la « substance, » ni du sophisme qui veut que l’Etat soit la réalité divine sur la terre. Cela entraînerait trop loin.

L’erreur profonde, celle de Stirner, de Schopenhauer comme de toute la philosophie allemande, est, en dernière analyse, leur incapacité de concevoir dans la nature humaine, si variée, si richement douée, d’autre force que la volonté, qui n’est qu’une attitude accidentelle, consciente, et étroitement absolue. Ils ne respectent pas les conditions extérieures de son action, — Dieu, le monde matériel, la nature, et la volonté des autres hommes. « Leur immaturité de pensée éclate dans leur conception que le bien, c’est la vie, ce qui est parler comme un animal irrationnel, tandis que, pour un être rationnel, le bien n’est que la partie bonne de la vie, cette espèce de vie saine, stable, sage, tendre et belle qu’il appelle « bonheur. »

Et c’est l’explication du pessimisme romantique de Schopenhauer et de ces philosophes. La volonté ne peut jamais aboutir pleinement. Etre éternellement mécontent à la Faust sembla donc à ces insatisfaits une preuve de supériorité. Une fausse interprétation mystique de la nature est au fond de ce romantisme. Ce qu’il désire n’est pas tel bien, — se nourrir, avoir des enfans, la victoire, la connaissance, ou tel autre but précis des instincts humains, — mais un bonheur abstrait et perpétuel dissimulé derrière toutes ces fins variées. L’aspiration infinie et insatisfaite de l’âme allemande est seule réelle pour elle. Pour l’homme normal, ce sont les choses mêmes qui sont belles, pénibles, saintes ou ridicules : il ne parle pas de son Gemüt. Mais c’est son Gemütt, son émotion, qui pour l’Allemand est tout : il connaît mieux ce qu’il sent que l’objet de sa sensation ; d’où l’illusion de posséder une sensibilité plus riche et plus massive : ses sentimens absorbent son attention et lui paraissent d’une profondeur merveilleuse, parce qu’ils n’ont pas d’appui