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la cadence : chaque vers contenait trois pas. Par moment, on entendait 2 000 hommes qui chantaient ainsi à la fois, d’un rythme et d’une cadence uniques. Cela ressemblait à des coups de pilons gigantesques. Lorsque la chanson s’arrêtait, on n’entendait que la résonance des boites ferrées ; puis de nouveau s’élevait le chant. Et puis c’était les uhlans, les sabots de leurs chevaux magnifiques résonnant sur la route comme des marteaux d’acier concassant les pierres, puis les mortiers géans, gémissans et rauques, les mitrailleuses qui faisaient tinter leurs chaînes, l’artillerie de campagne aux moyeux stridens, aux freins qui renâclaient ; et les roues bordées d’acier retentissaient contre les pavés et faisaient rebondir les échos des façades.

Pendant trois jours et trois nuits, cette colonne grise où brillaient des centaines de milliers de baïonnettes et des centaines de milliers de lances, traînant ses wagons gris, ses gris caissons de munitions, ses grises ambulances, ses canons gris, tel un fleuve d’acier, coupa Bruxelles en deux. Depuis trois semaines ces hommes étaient en marche et l’on ne voyait pas un seul traînard, pas une courroie déplacée, pas un fanion en moins. Tout le long de la route et de cette machine mouvante, les voitures postales se détachaient, les vaguemestres ramassaient les cartes postales ou remettaient les lettres sans que ces hommes s’arrêtassent. Et pendant qu’ils marchaient, les cuistots préparaient la soupe, le café, le thé, le long de leurs cuisines roulantes, soignant les feux, distribuant la nourriture fumante. Assis sur les camions, les cordonniers retapaient les souliers et raccommodaient les harnais : les maréchaux ferrans façonnaient sur des enclumes minuscules les fers à cheval. Aucun officier n’hésitait sur son chemin, ni ne le demandait. Chacun suivait la carte attachée à ses côtés où sa route était marquée d’un trait rouge. La nuit, il lisait sa carte à la lueur d’une torche électrique bouclée sur sa poitrine. Pour rendre parfaite la monstrueuse machine et la munir de pontons, de télégraphie sans fil, d’hôpitaux, d’aéroplanes qui la précédaient en lignes rigides, de téléphones de campagne dont elle déroulait interminablement les fils en avançant, toutes les inventions modernes s’étaient prostituées ; pour la nourrir, des millions d’hommes avaient quitté leurs foyers, leurs ateliers, leurs bureaux ; pour la guider, pendant des décades toute l’intelligence d’une aristocratie, pour qui sa perfection est une religion et une maladie, s’était spécialisée. Elle est l’organisation la plus parfaite des temps modernes ; et sa seule fin est de tuer.


Et bientôt Davis voit la machine à l’œuvre. Arrêté comme espion, relâché enfin et autorisé à quitter le pays, il est expédié