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de la bureaucratie une machine harmonieuse et disciplinée comme l’armée elle-même. Jamais Pierre le Grand n’avait pu imaginer que cette création, cette émanation du tsarisme en viendrait un jour à entraîner un tsar dans son impopularité et dans sa chute. S’il eut pu évoquer une pareille hypothèse, il l’eût repoussée comme un non-sens. C’est pourtant aux effets de ce non-sens historique et politique, terrible pour sa dynastie, que nous venons d’assister.

« A la fin, dit Goethe, nous devenons les esclaves des créatures que nous avons faites. » C’est ce qui est arrivé au tsarisme avec ses bureaucrates. Le tchin avait été organisé pour collaborer en sous-ordre à la grande œuvre tsarienne : l’unification de la Russie. Il avait été destiné aussi par Pierre le Grand à occidentaliser les Russes, à les initier à la civilisation européenne. C’était un instrument de gouvernement et un instrument de progrès. Le mécanisme avait rendu d’immenses services entre les mains des empereurs énergiques. D’un bout à l’autre du vaste État, les tchinovniks aux casquettes multicolores faisaient régner l’ordre russe. C’étaient eux qui rattachaient au pouvoir central tant de provinces séparées par de si longues distances, plus séparées encore par la race, les mœurs et le langage. Appuyée sur ses traditions, sur l’histoire de la Russie, la bureaucratie se croyait intangible parce qu’elle était indispensable pour tenir le faisceau serré : sa justification suprême se sera trouvée dans la décision du gouvernement provisoire qui, après avoir destitué les gouverneurs des provinces et sévi contre la police, a maintenu les cadres secondaires de l’administration et laissé en place ces légions de fonctionnaires pourtant détestés. La bureaucratie a été, elle reste encore l’armature de l’Empire. Mais, comme toutes les institutions, elle avait pris un caractère nouveau au cours des années. D’organisme administratif, elle était devenue une puissance politique qui s’enflait aux dépens de l’autocratie elle-même. Tandis que le tchin tendait à former un État dans l’État, tandis que l’esprit de caste y grandissait, qu’il avait ses intérêts propres à défendre, l’autorité tsarienne, avec Nicolas II, s’affaiblissait et s’anémiait de jour en jour. Le peuple ne sentait plus la main ferme des tsars. Il ne sentait que trop l’avidité et la brutalité des bureaucrates. Et puis, les contradictions et les incohérences se multipliaient dans le mécanisme politique,