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recommencement de la politique germanophile et la tentative de la bureaucratie pour reprendre la haute main sur le gouvernement de l’Empire.

Il est vrai que M. Stürmer était accueilli froidement. Mais les dispositions conciliantes des libéraux n’en étaient pas découragées. Dieu sait pourtant si la personne du nouveau président du conseil était peu engageante ! A franchement parler, elle était même antipathique. Lorsque cette nomination avait été connue, un beau matin, à Pétrograd, la stupéfaction avait été grande. Le nom seul de M. Stürmer, ce nom allemand de mauvais augure, choquait les oreilles et excitait la défiance : comment n’avait-il pas mis le pouvoir en garde contre un choix si malencontreux[1] ? Les quolibets qui l’accueillirent dissimulaient mal l’inquiétude et l’irritation de l’opinion publique. C’est au ministre de la Guerre que l’on prêtait ce mot. Comme le bruit du départ de M. Goremykine avait couru, un ami demandait, par téléphone, le nom de son successeur et le général Polivanof avait répondu : « Je ne peux pas le dire, j’aurais trois mille roubles d’amende. » Trois mille roubles d’amende, c’est, en effet, le tarif à Pétrograd lorsqu’on parle allemand au téléphone. Quelques jours plus tard, au Yacht-Club, à l’heure du déjeuner, un officier se levait, demandait la permission de prononcer deux mots allemands, rien que deux, et disait gravement, au milieu des rires : « Gofmeister Stürmer. » Car on sait que la plupart des titres de Cour, en Russie, venaient d’Allemagne (comme aussi trop de titres de la hiérarchie militaire), et que, dans la langue russe, l’H aspiré allemand se change en G. Telles sont les épigrammes par lesquelles la révolution aura commencé. Mais ces épigrammes étaient déjà sanglantes et elles portaient loin parce qu’elles associaient, au mouvement libéral contre le régime bureaucratique, l’idée de nationalité.

Si net était pourtant, chez les hommes politiques libéraux, le désir d’éviter une cassure que, tout en faisant grise mine à M. Stürmer, ils le toléraient, et même, au besoin, l’excusaient. Pendant son séjour à Paris, au mois de mai, M. Milioukof, interrogé par un rédacteur de l’Humanité, déclarait que son parti, celui des constitutionnels-démocrates, d’accord avec les

  1. Nomen, numen… Le nom de M. Goremykine, pour être russe, ne sonnait guère mieux. Il voulait dire quelque chose comme l’affligeant ou le lamentable, ce qui n’exprimait que trop bien l’idée que le public avait du gouvernement.