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Assurément, il y a entre eux quelques divergences, et je sais, dans les opuscules sur l’Amour et sur la Vieillesse, certains traits qu’un moraliste chre’tien n’approuverait pas complètement ou rectifierait très heureusement, certaines lacunes aussi qu’il réparerait très volontiers. Pourtant, d’une manière générale, bien loin qu’il y ait entre les deux credos opposition foncière, il y a plutôt accord secret, ou, si l’on préfère, rencontre fortuite, et comme une sorte d’ « harmonie préétablie. » Le sage, tel que le conçoit Émile Faguet, n’est pas très éloigné de l’idéal chrétien ; il s’y achemine ; il en entrevoit la légitimité et la grandeur ; on dirait même parfois qu’il regrette de n’y pas entrer plus pleinement. En tout cas, l’hommage qu’il rend au christianisme est d’une fort intelligente et noble loyauté :


Cette religion peut avoir ses vicissitudes ; elle peut être temporairement abandonnée, elle peut être modifiée ; mais sa base reste, son esprit reste et il reste tellement que la religion chrétienne profite toujours et de la morale chrétienne et de toutes les morales qu’on pourra essayer d’inventer au dehors, parce que toutes ces morales n’épuiseront pas, pour ainsi dire, la morale chrétienne, n’en dépasseront pas le terme, ne pourront pas jeter un idéal au delà de son idéal, et de tout cela la religion tire son gain, pouvant dire toujours : « Quoi que je sois, je suis fondée sur une morale dont je porte le nom, à laquelle je me ramène toujours, que j’enseigne et que vous ne pouvez pas dépasser. Si troublée qu’on prétende que je sois comme fleuve, on ne montera pas plus haut que la source. »


On dira sans doute que cet hommage n’implique nullement l’adhésion intime. Évidemment. Mais, outre qu’en un certain sens, il n’en a peut-être que plus de prix, ce qui est remarquable dans le cas d’Émile Faguet, c’est qu’il rejoint exactement celui de bon nombre de ses plus illustres contemporains. Parti en effet comme eux du pur positivisme, — et même du scientisme, — il aboutit comme eux à cette philosophie de l’inconnaissable, dont Spencer, après l’avoir formulée, n’a pas entrevu toutes les conséquences.


La grande conquête de la science moderne, — écrit Émile Faguet à la fin de son traité De Dieu, — de la pensée moderne, le grand pas tout récent fait dans la connaissance, c’est d’avoir délimité l’inconnaissable. Au delà de ce qui se voit, se compte, se mesure et se pèse, il y a quelque chose qui donnerait l’explication suprême de tout cela… ; ce quelque chose, nous ne pouvons pas le connaître et il nous fuit d’une fuite éternelle. Nous sommes une goutte de lumière troublante et courte, plongée dans un océan de lourdes ténèbres. Cet océan, c’est l’inconnaissable.