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consacrait tout un volume, et l’on composerait probablement un autre volume des articles qu’il lui a successivement consacrés. À chaque instant il le cite, presque toujours avec éloge, et elle est de lui, cette parole significative : « La pensée démocratique la plus profonde que je connaisse et qui m’a ému, je parle très sérieusement, et ravi, autant qu’une pensée d’Auguste Comte ou de Nietzsche, c’est la pensée centrale de M. Durkheim. » Je crois bien que, dans les dernières années de sa vie, l’intluence de Nietzsche avait presque détrôné celle d’Auguste Comte, laquelle pourrait bien s’être elle-même substituée à l’influence de Renan,

Quoi qu’il en soit, c’est « en lisant Nietzsche » qu’Émile Faguet a senti, sinon s’éveiller, tout au moins se préciser et se développer sa vocation de moraliste. Je ne jurerais pas que « le plaisir exquis souvent, pervers quelquefois, qu’il a pris à le lire » lui ait toujours été profitable, et peut-être s’est-il trop vite félicité « d’avoir lié commerce avec ce don Juan de la connaissance et cet aventurier de l’esprit. » Je crois qu’en morale, il y a des maîtres et des inspirateurs plus sûrs et moins mêlés que Nietzsche, et je ne serais pas étonné que le philosophe allemand fût assez souvent responsable de ce qu’il y a parfois de paradoxal ou d’aventureux dans les théories de l’écrivain français. Celui-ci aimait tant les idées, il les pénétrait toutes avec une telle promptitude que, si on les lui présentait avec ingéniosité et avec talent, il se dérobait mal à leur séduction. « Une très haute intelligence servie par une admirable imagination : » c’est ainsi qu’il définissait Nietzsche. C’étaient là des qualités auxquelles il ne savait pas rester insensible.

Le goût qu’Émile Faguet avait pour Nietzsche allait si loin que, dans le livre où il a exposé sa propre conception du problème moral, non seulement il consacre tout un chapitre à la morale de Nietzsche, mais encore il s’applaudit d’aboutir à des idées toutes voisines de celles de l’écrivain allemand et de pouvoir lui emprunter ses maximes favorites. Ce n’est point pour lui un mauvais signe que la morale de l’honneur, — la sienne, — soit « plus rapprochée des idées ou plutôt de l’état d’âme de Nietzsche que de toute autre chose, » Et il a beau faire entre « les deux morales » de Nietzsche les distinctions nécessaires : l’aveu n’en subsiste pas moins, et il ne laisse pas d’être significatif.