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Le noir Maure Ouço, voyant qu’il n’y avait plus à Salonique de champions pour le combattre, imposa une contribution à la ville : chaque maison devait lui envoyer un mouton, une fournée de pain blanc, une charge de vin noir, une coupe d’eau-de-vie, ainsi que vingt jaunes ducats et une belle fille, vierge ou nouvelle mariée encore sous la garde du déver.

Le tour vint de la maison de Doïtchine. Or l’infirme n’avait auprès de lui que sa fidèle épouse et sa sœur bien-aimée, Iélitza. Les deux malheureuses rassemblent le tribut, mais Iélitza, ne voulant pas porter le tribut et s’offrir elle-même, s’assit près du lit de Doïtchine, et ses larmes tombèrent sur le visage de son frère. L’infirme revint subitement à lui et se mit à dire : « Ma maison, que le feu te brûle ! Voici l’eau qui te traverse si promptement ! Et je ne pourrai même pas mourir en paix !

— O mon frère, Doïtchine, ce n’est pas de l’eau qui traverse ta maison, mais ce qui te mouille, ce sont les larmes de ta sœur.

— Qu’y a-t-il donc, ma sœur, au nom de Dieu ? répliqua Doïtchine, de quoi manquez-vous ? De pain blanc ou de vin noir, d’or jaune ou de blanche toile ? N’as-tu plus rien à broder ?

Iélitza lui dit la vérité. Alors le vieux brave s’écrie :

— Angélia, mon épouse fidèle, mon alezan est-il encore vivant ? Va chercher ce robuste coursier et conduis-le chez mon pobratime, Pierre le maréchal, et demande-lui de le ferrer à crédit. J’irai combattre le noir Maure, ce combat dût-il être mon dernier combat !

Angélia obéit, mais le maréchal répond :

— Angélia, je ne ferre point les chevaux à crédit, à moins que tu ne veuilles m’abandonner tes yeux noirs pour que je les baise.

J’attendrai ainsi que ton mari soit de retour et me paie de mon travail.

Angélia s’emporte comme un feu vivant et de reprendre le cheval non ferré et de le ramener à Doïtchine.

Alors le voïvode, indigné, se fait hisser sur son cheval par les deux femmes, serrer les cuisses jusqu’aux côtes avec une toile, de crainte que ses os ne se déplacent et ne glissent les uns sur les autres. Le bon alezan reconnaît son maître et traverse la rue en bonds prodigieux. Doïtchine tue le Maure en combat singulier et lui tranche la tête. Puis il rentre dans la ville, au galop de son alezan.

De toute la cité une clameur immense s’élève : « Salonique est délivrée ! » Les rues sont en fête, les fleurs pleuvent, le peuple pousse des cris de joie. Mais Doïtchine traverse la foule au galop, l’œil sombre, droit comme sa lance, sanglé dans sa toile, sur son cheval de guerre. Et partout court ce cri :

— Qui donc est ce brave ? Est-ce un revenant ? Est-ce un de nos aïeux ?