Page:Revue des Deux Mondes - 1917 - tome 38.djvu/454

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dans la grande salle, en bas. Comment dormir, alors qu’à chaque instant on peut s’attendre à voir la porte s’ouvrir sous la poussée des bottes allemandes ?…

Dès que nous sommes réunis, le commandant nous distribue des billets d’identité, en français. En cas de capture, ils justifieront de notre qualité de Sœurs de la Croix-Rouge. Moment d’émotion. Mon regard cherche celui de mes amies, Mlles Viriofkine. Et, tout de suite, je les devine fermes et assurées, comme moi. Se laisser abattre ? Avoir peur ? Ah ! non, par exemple ! On verra bien… Au beau milieu de cette scène pathétique, un chant s’élève :

— Qui chante, grand Dieu ?…

Un des aides du docteur a découvert, je ne sais où, un gramophone et en a mis la manivelle en mouvement. Quelle heureuse inspiration ! Nos nerfs se détendent peu à peu, et c’est en écoutant les airs favoris de Chaliapine, de Vialtsqva et de Smirnoff de Moscou, que nous attendons les Allemands… ou le jour.

C’est le jour qui arrive !… Un matin calme dans la grande paix du paysage. Nous hélons des cavaliers qui passent : les Allemands ont été repoussés, la brèche ouverte s’est élargie, donnant passage à l’armée tout entière nous sommes sauvés ! On danse, on s’embrasse, on est un peu fou… Les vieux en ont pleuré de joie !…


A travers le champ de bataille.

Octobre. — Grand succès de nos troupes, aux environs du lac Narotch. Ordre est donné à l’ambulance de rallier le gros de l’armée. La route est libre d’ennemis, mais encombrée de tout ce qui jonche les abords des champs de bataille. Nous avançons lentement, au milieu de caissons abandonnés, d’armes jetées, de bidons perdus. Des chevaux morts gisent sur le flanc, les quatre pieds en l’air. Des nuées de corbeaux s’envolent, puis se reposent, un peu plus loin. D’autres chevaux, blessés, tournent vers nous des yeux presque humains… Il en rôde aussi, sur la route ou dans les champs, indemnes, mais qui hennissent la faim. Nous en prenons plusieurs, dont les harnais portent l’écusson de Guillaume II.

A mesure que nous avançons, le spectacle se fait plus poignant. Le terrain, couvert de débris de mitraille est bouleversé