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elle-même tremble de tomber entre les mains des Allemands. Le chef de l’ambulance, attendri, cède : « Allons, celle-là encore, et filons ! » Eperdue de gratitude, elle fait des signes de croix, nous baise les mains. « Non, non, pas d’effusion ; on n’a pas le temps ! »

Une voix crie : « La gare va sauter ! » Nous fouettons désespérément nos chevaux qui s’enlèvent, cabrés… Nous n’avions pas fait cinq cents mètres qu’une formidable explosion nous apprend que « tout est accompli ! »

Le soir du même jour. — Tout est en feu. Gondagaïe brûle derrière nous. D’autres villages allument à l’horizon leur torche sanglante. Nous fuyons à la lueur de ces incendies. Spectacle terrible et grandiose ! Le canon tonne, incessamment. Les fusées éclairantes déchirent le ciel. Sur ce fond de feu, tantôt traversé par des colonnes de fumée qui l’assombrissent, tantôt rouge comme un coucher de soleil incandescent, ou comme une invraisemblable aurore boréale, des silhouettes noires se profilent : télègues en longue file, fourgons militaires, canons, caissons, convois de blessés… Et les charrettes paysannes, pyramides branlantes d’objets entassés que leur ombre précède et agrandit ; et les cavaliers qui traversent la plaine au galop, pareils à des bronzes animés ; et les groupes de piétons, noires taches mouvantes d’où un geste, bizarrement amplifié, se détache soudain ; et les traînards, les isolés, ombres falotes et misérables, jetées par le Destin au milieu d’une des scènes les plus tragiques du drame éternel de l’humanité.

Une estafette vient d’arriver : il nous reste bien peu d’espoir d’échapper à l’étreinte allemande. Nous sommes entourés. Cinq verstes seulement restent libres ; et il faut que toute une armée avec ses canons, ses malades, ses bagages, ses convois, s’engouffre à travers cet étroit espace. Nos nerfs sont surexcités jusqu’à la folie ; mais on se tient… Et l’on recule, on recule toujours !… Au bout de 45 verstes, nous arrivons dans une propriété abandonnée. Il n’y reste qu’une vieille femme, un vieil homme et un vieux chien. Certains de mourir en route, ils se sont refusés à quitter leur dernier abri. Notre présence leur apporte une dernière joie. Ils nous ouvrent les chambres, nous offrent de leurs mains tremblantes tout ce qui leur reste. Le vieux chien les accompagne, nous rendant à sa manière les devoirs de l’hospitalité. Nous passerons la nuit, tous ensemble,