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soldat de moins de vingt ans soutient, de la main gauche, sa main droite à demi arrachée !… Un autre, plus âgé, assis par terre, le des appuyé au mur, les yeux fermés, si pâle qu’on le dirait déjà mort, avec une large tache rouge au côté, route incessamment sa tête contre la muraille en répétant toujours le même mot : « Bogé moï ! Bogé moi !  » (Mon Dieu ! oh ! mon Dieu ! ) Visions affreuses !… A peine a-t-on le temps de s’y arrêter. D’autres blessés arrivent ; mais l’horreur est si intense que rien n’y peut plus ajouter… Et sur tout cela une incessante canonnade, car le champ de bataille n’est pas loin… En dix-huit heures nous avons reçu, pansé et évacué 1 800 blessés !

Tout à coup, rumeurs… On vient nous avertir de l’Etat-major que la station qui précède Gondagaïe est déjà occupée par les soldats allemands… Tout le monde s’agite. Le nombre des fuyards qui encombraient les abords de la station, et la station même, augmente de minute en minute. Le dernier train est sous pression. Les blessés affolés se traînent vers nous, quelques-uns rampant sur leurs mains déchirées, sur leurs moignons sanglans. Il y a une minute de terrible affolement. Il faut presque se battre avec les réfugiés pour les empêcher de prendre d’assaut les places réservées à nos blessés. Bousculade, coups de poing, enfans piétines, cris des mères, désespoir furieux de ceux qui, plus faibles ou moins agiles, n’ont pu s’accrocher au convoi : l’instinct de conservation exaspéré jusqu’au crime ; la lutte pour la vie dans toute sa hideur !… Le train part, avec des grappes humaines suspendues à tout ce qui fait tant soit peu saillie. Combien de ces malheureux, les mains raidies, les bras épuisés, tomberont sur les rails et y resteront sans secours ? On refuse d’y penser… Une longue file de véhicules s’ébranle sur la route. Des chevaux, affamés, harassés, s’effondrent entre les brancards, remis debout à grand renfort d’injures et de coups de fouet… Tout ce qui n’a pu s’accrocher au train suit, à pied…


Nous avons recueilli, dans nos voitures déjà bondées, les derniers blessés. Au moment où nous nous disposons à partir, une jeune fille court vers nous. Elle porte un petit paquet, noué dans un linge blanc. Elle parle très vite, la poitrine secouée de sanglots, nous supplie de l’emmener. Son père a été pris par l’ennemi ; sa mère, malade, est morte sur la route ;