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canon, ils se croient sauvés et — si las ! — s’arrêtent pour se reposer un peu. Les routes, les champs, les forêts sont criblés des traces de leur passage : feux éteints et débris épars. Quelques-uns de ces pauvres gens, épuisés, laissent partir le gros de la troupe, refusent d’aller plus loin, improvisent des campemens… Nous les molestons au passage. Les Allemands sont là, derrière nous : il faut fuir, fuir encore, fuir plus loin… Alors ils se lèvent, rechargent sur leurs misérables épaules le fardeau trop lourd et repartent : femmes hagardes, enfans qui pleurent, vieillards courbés et dolens, juifs au visage pâle, quelques-uns aux boucles emmêlées, aux lévites crasseuses : cohue sans nom que de nouvelles recrues viennent grossir à chaque village rencontré. — Des bandes de corbeaux volent sur nos têtes en croassant.

Nous serrons nos troupes de près, ayant soin d’éviter les patrouilles allemandes. L’armée russe se retire en bon ordre, en harcelant l’ennemi… Arrêt pour les engagemens, plus ou moins importans, mais toujours acharnés… Pansement rapide des blessés… Parfois une halte pour faire reposer nos chevaux. On couche dans les khaloupas (chaumières polonaises), enfermés dans des sacs de couchage, au milieu des soldats et des paysans. On mange au kotiol (gamelle) et on se lave quand on peut !… D’autres fois, on passe la nuit dans des maisons abandonnées, gardées par de maigres chiens hurlans. Souvent aussi, on dort en plein air, sur la terre déjà humide. Nuits affreuses : les fusées éclairantes rayent le ciel ; les chiens épouvantés hurlent ; les corbeaux réveillés s’envolent avec des croassemens. On est sur un continuel qui-vive, à cause des surprises possibles. Les nerfs sont tendus jusqu’à l’exaspération ; néanmoins, on conserve un calme apparent.

Nous venons d’arriver à la station de Gondagaïe, après avoir échappé par miracle à une poursuite allemande. Ordre de s’arrêter ici. Installation rapide de notre ambulance. De grandes batailles se livrent dans les environs. A la gare et tout autour, quel spectacle ! On marche sur les blessés et les mourans. Il y en a partout : sur les banquettes, sur le parquet, et dehors, le long du quai. Les moins gravement atteints se sont tassés dans les coins et nous regardent, silencieux. Ils savent que le droit de préséance appartient aux autres. La gare est pleine de gémissemens, que traverse parfois un cri aigu. Un pauvre petit