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Je ne suis point étonnée que le premier blessé rencontré ici ait été un aviateur. A trop planer on prend la nostalgie de l’espace. Les sanatoria les plus rapprochés des nuages semblent naturellement destinés à nos « oiseaux » blessés.

L’aviation russe, née de la guerre, a déjà créé de remarquables types d’avions et donné des héros. J’ai visité les grands établissemens où se construisent les Illia Mourometz[1], ces géans de l’air, qui sont à l’aéroplane ce que le zeppelin est au dirigeable ; j’ai vu les grands hydravions manœuvrer entre les îles, sur la Neva ; j’ai causé avec des professeurs de l’Ecole d’aviation de Pétrograd et du champ d’expérience de la mer Caspienne. J’étais heureuse et fière de serrer la main à l’aviateur S…, sauvé par miracle, lors de la perte du premier Illia Mourometz.

— Nous sommes tombés d’une hauteur de 600 mètres, me dit S…, et je ne me rappelle rien, sinon un bruit assourdissant, suivi d’un terrible choc. Je suis resté douze jours presque sans connaissance, avec, seulement, de rares momens de lucidité. J’ai eu, d’un côté, dix côtes enfoncées ; de l’autre, deux côtes brisées dont une a perforé le poumon, et, pendant longtemps, j’ai craché le sang. J’ai eu un bras cassé à la hauteur de l’épaule et au coude ; une jambe atteinte au genou, sans compter un nombre incalculable de fractures, de contusions, d’ecchymoses… Tout cela ne serait rien, reprend l’aviateur avec un sourire un peu triste ; mais les nerfs !… ah ! les nerfs !… Je ne dors presque pas.

— Cependant vous êtes bien placé ici, pour recouvrer le calme physique.

— Aussi j’espère m’y mettre bientôt en état de repartir.

— Pour le front ?

— Certes. Les journaux sont remplis des prouesses de nos aviateurs. Comment supporter de rester inactif ?

À ces mots, le visage des blessés qui nous entourent a pris une expression de nostalgie presque farouche. Ces « emparadisés » rêvent à l’enfer d’où ils sont sortis !…

— Que voulez-vous, madame, me dit l’un d’eux, s’il n’y avait pas les morts que pleurent les épouses et les mères, la guerre serait l’état de vie le plus parfait pour l’homme. A la

  1. Ces mots désignent un héros des Chansons de Geste russes, renommé pour sa force et sa stature.