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pour les bénir. Et, pendant ce temps, au bruit mécaniquement rythmé de notre puissante locomotive, dans la partie du train réservée aux opérations et aux pansemens, les infirmiers préparent les autoclaves, rangent les pinces hémostatiques pour les docteurs qui vont venir. Ce mélange du plus respectable archaïsme avec le modernisme le plus aigu submerge mon âme d’une impression jamais éprouvée, et c’est avec la foi un moment adoptée et la ferveur d’une sainte Olga que je m’approche de l’évangéliaire pour en baiser la reliure d’or.


Ces villages qui fuient, entourés de leurs clôtures, ces champs verdoyans, ces forêts bleuissantes sont les mêmes que j’ai vus sous la neige, lors de mon voyage au front de Galicie. Les isbas (maisons paysannes) coiffées de chaume, à croupetons sur le bord de la route, ont l’air de vieilles petites mères-grand, venues pour nous voir passer. Mais ce n’est qu’un éclair ! Alors les petites isbas s’attristent et pensent : « Que ne sommes-nous pareilles à la maison de la Baba-Yaga, bâtie sur des pattes de poule, et qui avait la faculté de se retourner ? Comme nous le suivrions des yeux, le train de la bonne Impératrice qui emporte nos enfans vers le soleil, jusqu’à ce qu’il ait disparu derrière la colline où tournent les moulins à vent ! »

Passée la colline ! passés les moulins dont les grandes ailes nous font des signes d’adieu ! Nous traversons Tver, puis Moscou, près de ce Mont des Moineaux, d’où Napoléon contempla pour la première fois les palais et les dômes de l’ancienne capitale des Tsars ; Toula, dont les cheminées d’usine montent dans le ciel, comme des colonnes sans chapiteau ; Koursk, chère aux rossignols… A Kharkhoff, grand remue-ménage : des officiers et des soldats nous quittent pour être dirigés sur les villes d’eaux du Caucase. On se sent un peu triste ; on s’était habitué à eux depuis trois jours… C’est déjà l’éparpillement qui commence.

— Au revoir ! Bon voyage ! On se reverra !

Car on se retrouve. N’ai-je pas rencontré, ici, deux infirmiers du train de la grande-duchesse Olga, avec lesquels j’ai fait mon émouvante veillée des grands blessés[1] ? D’avoir tant soigné les autres, les braves gens ont besoin de l’être à leur tour.

  1. Voyez la Revue du 15 mars 1916.