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Sud plus mystérieux pour eux que, pour le jeune Aladin, les jardins enchantés de Bagdad. De la Russie aux multiples aspects, beaucoup d’entre eux ne connaissent que les plaines solitaires du Nord, où la beauté se dilue dans trop d’espace ; les ruisseaux trop lents, où les roussalkas[1] entraînent le passant attardé ; les forêts où la Baba-Yaga, la fée Carabosse de leurs contes, fait cliqueter ses jambes d’os[2]. D’autres ont vu les gouvernemens du centre, vallonnés de collines, comme ce gouvernement de Koursk, aimé des rossignols, qui a le charme de notre Ile-de-France. Mais la concentration de la beauté leur est inconnue, — et c’est vers cela qu’ils vont ! Assurément, ils ne raisonnent pas ces choses, ils les portent en eux, confusément, et c’est de toutes ces sensations, devenues presque mystiques en passant à travers leur âme, qu’est faite leur attente un peu émue de héros redevenus enfans.

Dans la salle qui fait face au salon impérial, et dont le mobilier semble dessiné d’après les très vieilles images, les officiers se sont réunis. Ceux-là savent ; aussi leur attente est-elle moins impressionnante. Mais ce qui ne l’est pas moins, ce sont leurs visages émaciés, leurs bras en écharpe, leurs jambes raidies dont on n’imagine pas qu’elles puissent reprendre jamais la souplesse d’antan.

Mais voici que passent les blessés sur civières : celui-ci, avec des narines qu’on dirait déjà pincées par la mort ; cet autre, un colonel, héros à moustache grise, les yeux clos comme s’il n’avait plus devant lui aucune espérance où reposer son regard. Atteindront-ils les chauds effluves en qui réside leur dernière possibilité de guérison ?…

D’un groupe à l’autre, les Sœurs de Charité circulent, un peu frileuses sous leur voile blanc et, parmi elles, des mères ou des épouses d’officiers à qui une place a été réservée dans les wagons. C’est un des plus grands charmes de l’Impératrice de n’oublier, dans le bien qu’elle fait, ni le côté esthétique, ni les droits du cœur.

Le train sanitaire impérial, bleu de roi, écussonné au chiffre de Sa Majesté Alexandra-Féodorovna, entre en gare. Un drapeau de la Croix-Rouge palpite aux deux bouts de chaque wagon,

  1. Sortes de Sirènes de la mythologie russe, auxquelles beaucoup de paysans croient encore.
  2. D’où lui vient dans les contes son nom de Kostina i naga, « la jambe d’os. »