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Saint-Dié, recommandaient à tous « un inébranlable sang-froid » et conseillaient à chacun d’ « envisager sans émotion » ces événemens extraordinaires. En voyant ce flot de fugitifs, que déversaient sans arrêt les communes de Colroy-la-Grande, de Provenchères, de Lusse, de Lubine, de Sainte-Marguerite, de Coinches, de Saint-Michel-sur-Meurthe, de la Bourgonce, de la Salle, d’Etival, de Raon-l’Etape et même de Baccarat, on éprouvait, par l’effet d’une sorte de contagion mentale, une impression d’effroyable malaise. Les mères contemplaient leurs enfans avec une tendresse épouvantée. La rumeur publique et aussi quelques numéros de l’Est républicain et de l’Éclair de l’Est, entrés on ne sait comment dans la cité assiégée et bombardée, avaient fait connaître en ville les atrocités et les pillages commis par les Allemands dans la Lorraine mise à feu et à sang : la tragique aventure du maire de Badonviller ; les incendies et les tueries de Nomény, où le 4e régiment d’infanterie bavaroise s’était particulièrement signalé par sa férocité sanguinaire ; les cruautés organisées à Lunéville par le général von Fasbender ; les crimes commis à Maixe par la troisième division bavaroise et notamment par le 3e régiment de chevau-légers ; les carnages d’Einville, les cambriolages de Baccarat… On était sous l’impression de ces récits affreusement véridiques. Les plus sinistres échos venaient de Gerbéviller, brûlée, ensanglantée l’avant-veille par le général von Klauss, sur l’ordre du général von Heeringen. On redoutait, de la part du général wurtembergeois, von Knœrzer, alors cantonné, avec son état-major, à Sainte-Marguerite, les mêmes fureurs et les mêmes violences. C’est pourquoi l’exode d’une population aussi nombreuse que disparate encombrait d’un enchevêtrement inouï de voitures, de charrettes, de bagages, de bœufs effarés, de vaches affolées, de piétons inquiets et traqués, au milieu d’un indescriptible pêle-mêle de véhicules de tout genre et de tout âge, vieilles carrioles, chars à bancs, caissons abandonnés et disloqués, les routes qui entraînaient cette fuite, par monts et par vaux, de montées en descentes, vers la faim, vers la misère, peut-être vers la mort. On voyait ces troupeaux humains s’égarer dans des chemins de traverse, à travers les bois, afin d’éviter de tomber aux mains des Boches qui infestaient toute la contrée, soutenus, comme toujours, par la formidable artillerie qui assurait le succès de leurs attaques réitérées et leurs effets de terreur méthodique.