Page:Revue des Deux Mondes - 1917 - tome 38.djvu/392

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Lorraine et en Alsace par les alpins d’Annecy, de Chambéry, d’Albertville, de Grenoble, d’Embrun sont presque ignorés du public, les grands événemens de la Marne ayant détourné nos regards de ce qui se faisait aussi de beau et de noble et de décisif sur le front d’Alsace et de Lorraine. Une patriote lorraine écrivait de Saint-Dié, le 10 août : « On se bat tout le long de la frontière… Maintenant, ce sont les alpins qui tombent. Cette lutte des chaînes est épouvantable… Saales, Sainte-Marie, le Bonhomme fument sous les canons. On masse des quantités de troupes. Mais les Allemands sont si nombreux ! »

Telle était l’écrasante supériorité de ce nombre, qu’un chasseur du 6e bataillon, en voyant déboucher sur les crêtes de Vergaville, le 20 août, l’armée du prince Rupprecht, une invraisemblable avalanche de fantassins gris et de chasseurs verdâtres, disait à son lieutenant :

— Ça grouille de tous les côtés !

Ce même jour, 20 août 1914, l’armée allemande de la Meuse, ayant violé la neutralité de la Belgique sous les ordres du général von Emmich, entrait à Bruxelles, suivie d’un interminable convoi de batteries lourdes et d’automobiles blindés. Le vaste plan d’encerclement, élaboré jusque dans le moindre détail par l’état-major de Berlin, semblait réussir. Il s’agissait de prendre la France et de la broyer, comme entre les mâchoires d’un étau gigantesque. Enivré d’un succès obtenu par la violation cynique des traités conclus au nom de l’Allemagne, le kronprinz de Bavière était chargé de nous attaquer par l’Est, en liaison avec les armées allemandes du Nord et de la Woëvre. Ne doutant point de la victoire, il se flattait de passer entre les forteresses d’Epinal et de Toul, par la trouée de Charmes, afin de pousser son offensive vers la Haute-Marne, de prendre à revers, par les voies ouvertes dans le Bassigny et dans le pays meusien, notre armée de Verdun, et d’opérer sa jonction avec le kronprinz de Prusse, le général von Kluck et le kaiser, auxquels il avait donné rendez-vous à Paris. En quittant Dieuze, les Bavarois disaient aux malheureux habitans de la Lorraine annexée :

— Nous ne vous quittons que pour un instant. Nous ménageons aux Français un nouveau Sedan[1].

  1. Ils voulaient recommencer la manœuvre d’encerclement qui, dans la journée du 2 septembre 1870, avait surpris l’armée de Châlons, immobile et passive. Les Bavarois se souvenaient d’avoir contribué au succès de cette manœuvre par les combats de Beaumont et de Balan, par l’incendie et par les carnages de Bazeilles. Le prince Rupprecht de Bavière avait été élevé dans ces souvenirs.
    Voyez Georges Bertrand, Carnet de route d’un officier d’alpins, p. 15.