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s’avance à cheval, drapé dans sa cape blanche par-dessus la maille sombre, suivi de sergens au teint basané sous le burnous. Sous la calotte de soie cerise, des Grecs, courtiers sourians, abouchent des cliens, traduisent des offres et des demandes. Un Cistercien fait l’aumône à de petits Syriens au teint ambré ; la monnaie qu’il leur distribue porte peut-être l’effigie d’un émir. L’Angélus sonne au milieu des parfums d’Orient qui brûlent dans des cassolettes. La mer proche envoie sa brise tiède ; sur le ciel d’un bleu éblouissant se détachent les montagnes au sommet neigeux où s’est bâti un château du Valois ou du Poitou. C’est la Syrie franque, — rencontre de deux mondes, mélange heureux de deux civilisations[1].


LE RÈGNE DE LA JUSTICE

L’Asie en effet n’a pas si complètement conquis les vainqueurs qu’on le pourrait croire. En 1507, Pierre Mésenge dira des Francs de Chypre, eux aussi orientalisés : « Tous ceulx du pays et spécialement les gentilzhommes sont aussi bons Français que nous sommes en France. » Il veut dire : par le sentiment. À plus forte raison aurait-on pu l’écrire des Francs de Syrie vers 1290. Foi, loi, coutume, ils n’ont rien répudié d’essentiel en cette prodigieuse aventure qui les a faits seigneurs d’Orient. Chrétiens fervens ils restent : c’est la même foi qu’ils portent sous Guy de Lusignan que sous Godefroy de Bouillon, des champs de bataille où ils guerroient aux églises qu’ils ont fondées. Féodaux ils restent aussi : si le chef seigneur est

  1. Foucher de Chartres écrit : « Dieu a transformé l’Occident en Orient. Nous qui avons été des Occidentaux, celui qui était Romain en France est devenu un Galiléen ou un habitant de Palestine ; celui qui habitait Reims ou Chartres se voit citoyen de Tyr ou d’Antioche. Nous avons déjà oublié les lieux de notre naissance ; déjà ils sont inconnus à plus d’un d’entre nous ou du moins ils n’entendent plus parler ; tel d’entre nous possède déjà dans ce pays des maisons et des serviteurs ; tel autre a épousé une femme qui n’est pas sa compatriote, une Syrienne, une Arménienne, ou même une Sarrasine qui a reçu la grâce du baptême ;… l’un cultive des vignes, l’autre des champs ; ils parlent diverses langues et sont déjà parvenus à s’entendre. Les idiomes les plus différens sont maintenant communs à l’une et l’autre nations et la confiance rapproche les races les plus éloignées… Celui qui est étranger est maintenant indigène, le pèlerin est devenu habitant ; de jour en jour nos parens viennent nous rejoindre ; ceux qui étaient pauvres en leur pays, ici Dieu les a faits riches. Ceux qui n’avaient qu’une métairie, Dieu leur a donné ici une ville. Pourquoi retournerait-il en Occident, celui qui trouve l’Orient si favorable ?  »