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ce Tancrède, chevalier chrétien passé prince, dont le Tasse a fait le héros de sa Jérusalem délivrée.

À ce signe, — et à bien d’autres, — on s’aperçoit que les Francs n’ont point laissé même à leurs enfans le soin de s’orientaliser. En fait, avant vingt ans de règne, le Franc s’est adapté.

Le costume s’est le premier imposé. Le climat a ici fait loi. Les guerriers croisés, étouffant sous leurs armures de fer, avaient eu tôt fait de jeter sur casques et cuirasses le burnous et le keffieh et de substituer même aux armures les fines mailles sarrasines. Installés en Syrie, ils avaient adopté les longues robes molles de soie, les turbans, les chaussures aux pointes relevées, — si répandues après un siècle, que le synode de Nicosie de 1257 devra en interdire le port tout au moins aux clercs. Les femmes s’étaient, naturellement, plus vite que les hommes, jetées sur les parures : elles avaient élu ces tuniques lâches et traînantes que les marchands venus de Perse et d’Inde leur apportaient. Ibn Djobaïr nous peint, drapée de soies voyantes, coiffée d’un vrai diadème d’Orient, une mariée noble à la noce de qui il assistait à Tyr en 1184. Les princes cependant ne laissaient à personne sur ce point l’avantage : lorsque Saladin envoie en 1192 à Henri de Champagne, qui règne sur Jérusalem, une tunique et un turban de soie précieuse : « Vous savez, répond le Roi, que la tunique et le turban sont loin d’être en opprobre chez nous ; je me servirai certainement de vos présent, » — et, de fait, le prince ne quitte point, durant son séjour à Acre, le turban envoyé par l’émir. La vue en eût étonné Godefroy, avoué du Saint-Sépulcre, et le terrible Pierre l’Ermite ! Par ailleurs, adoptant, du feu grégeois à l’arbalète, maintes armes d’Orient, les anciens compagnons de Godefroy et leurs fils portent au côté les lames recourbées à la mode orientale : ces damas suspendus aux cordons de soie, les Tancrède, les Foulques, les Guy de Lusignan les ont portés cinq ou six cents ans avant que d’autres preux francs, — un Lasalle, un Kléber, un Murât, un Bonaparte, — en adoptassent l’usage, du champ de bataille des Pyramides à celui du Mont-Thabor. Ainsi tout est recommencement.

Aussi bien marchands venus de l’Orient reculé et artisans de Syrie rivalisaient pour enlacer le Franc dans les mailles de la civilisation asiatique.

Pas un instant, le nouveau régime ne pensa entraver le commerce et l’industrie qui, tout au contraire, paraissent avoir