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Comment s’en étonner quand, chose plus étonnante mille fois, les Juifs eux-mêmes, — si honnis, si méprisés, et parfois persécutés en Occident, — trouvaient, par suite du singulier phénomène que j’ai signalé, un traitement extrêmement acceptable dans le régime établi par la Croisade ? Ils étaient nombreux : rien qu’en la ville de Tyr, plus de 500 familles israélites se comptaient ; certaines industries, notamment la teinturerie, étaient exclusivement entre leurs mains dans tout le royaume, et par ailleurs une académie juive existait à Damas, une école talmudique à Jérusalem. Le régime franc ne ferma ni les écoles, ni les comptoirs, ni les synagogues. C’est à ce titre que le docteur juif El Avizzi, visitant la Palestine, trouvait en pleine prospérité l’école de Jérusalem où des rabbins francs, — si l’on peut dire, — enseignaient le Talmud. Le Juif vivait, méprisé peut-être, mais fort peu inquiété, puisque, fidèle jusqu’au bout au principe de la séparation des classes marquée par celle des justices, le régime reconnaissait l’existence de magistrats spéciaux appelés à régler les différends entre Juifs.

J’ai dit comment enfin le Musulman lui-même, l’odieux « mécréant » qu’on était venu « exterminer » parce que « Dieu le voulait, » avait trouvé grâce et plus que grâce, « justice » et parfois faveur. Comment eût-on maltraité ces fidèles de Mahomet quand les rois de Jérusalem formaient, nous l’avons vu, un corps militaire de musulmans, les Turcopoles et quand Bohémond IV d’Antioche, pour ne point citer d’autres traits, confiait à un Arabe d’origine, Mansour lbn Nobil, la charge de Mathesep (préfet de police) dans une de ses cités. Aussi bien avons-nous vu de quelle existence favorisée jouissaient les Musulmans, puisque, au dire de l’un d’eux, certains de leurs congénères, restés sous le joug des émirs, allaient jusqu’à envier leur sort.

Les relations étaient telles qu’une race métis n’avait pas tardé à se créer. De même que l’on verra naître dans les colonies franques de Grèce cette race de gasmoulis, issue de Francs et de Grecs, on a vu promptement les sangs se mêler en Syrie. Les bourgeois, et même quelques seigneurs, avaient honoré de leur faveur des femmes non seulement syriennes, mais sarrasines. Les fils nés de ces rapprochemens étaient, dès la fin du XIIe siècle, assez nombreux pour former une classe. On les appelait d’abord plaisamment, puis officiellement les Poulains, et qui sait combien il est resté dans les populations de Syrie de