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Quand le lendemain le jour paraît, voici que deux corbeaux arrivent, les ailes tout ensanglantées et le bec blanchi d’une sanglante écume. Ils portent, coupée, une main d’homme, une main ayant au doigt une bague d’or, et la laissent tomber dans le sein de la mère. La mère des Yougovitch prend cette main, la tourne et la retourne, puis elle appelle l’épouse de Damian.

— Ma bru, épouse de mon fils Damian, peux-tu reconnaître à qui est cette main ?

— Cette main est celle de Damian, car je reconnais cette bague, ô ma mère, cette bague que je portais le jour du mariage.


A ces mots, l’Aïeule s’attendrit et sent faiblir son courage. Elle reprend la main de Damian, la tourne et la retourne, et puis lui parle doucement, d’une voix étouffée : « Ma main, pomme verte, où as-tu grandi et où as-tu été arrachée ? » Puis, avec un sanglot déchirant : « C’est sur mon sein que tu as grandi. C’est à Kossovo que tu fus arrachée ! » Pourtant, une fois encore, la mère des Yougovitch se ressaisit. Elle ne cédera pas. Cuirassée dans sa résolution, elle se raidit et se redresse de toute sa hauteur… Mais tout à coup, elle tombe comme une masse inanimée. — Ainsi mourut l’Hécube serbe.

Or, à la même heure, un pâle trait de soleil, un mince rayon d’espérance filtrait à travers les nuages sur la solitude lugubre du vaste champ de bataille. Timidement, les merles se remirent à siffler dans les buissons et les rossignols à gazouiller dans la cime des trembles. Un souffle embaumé du printemps glissa dans les airs. Car une femme inconnue, une belle jeune fille, s’avançait entre ces collines parsemées de boucliers troués, d’étendards brisés et d’hécatombes humaines. La jeune fille jetait autour d’elle des regards inquiets, mais son front était serein et sa démarche assurée, Elle portait sur ses épaules du pain blanc et une coupe d’or dans chaque main. Dans une des coupes brillait de l’eau claire, dans l’autre fulgurait du vin rouge.


Elle s’était levée au clair soleil d’un matin de dimanche. Retroussant ses manches jusqu’à l’épaule, elle s’en va par la vaste plaine, marchant à chaque pas dans le désastre. Quand elle trouve un des héros vivans, elle le lave avec l’eau fraîche, elle le désaltère avec le vin, elle le réconforte avec le pain.

Elle se penche sur un guerrier dont la poitrine saigne d’une large blessure. C’était Paul Orlowitch, le porte-drapeau du prince. Après qu’elle l’eut conforté, le guerrier lui dit : « O chère sœur, qui erre