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vivait en eux par le chant, leur coulerait une sorte de noblesse. Ils glorifièrent surtout Marko, personnage plus légendaire qu’historique, sorte de haïdouk national. Pendant la période moderne d’affranchissement et d’insurrection, qui commence, au début du XIXe siècle, avec le règne de Kara-George et se poursuit jusqu’à nos jours, les gouzlars reprennent les vieilles cantilènes avec un nouvel enthousiasme, en y ajoutant des pesmés sur les grandes guerres dont ils ont été les témoins. Jusqu’à cette époque, la Serbie était restée totalement inconnue de l’Europe. Les voyageurs qui la visitèrent alors remarquèrent avec étonnement que la poésie populaire y était devenue la propriété de tout le monde. Il en est encore ainsi de nos jours. Elle règne au foyer. Chaque maison a sa gouzla. Les vieilles gloires, les vieilles douleurs, les éternelles espérances se transmettent de père en fils. Mais il n’y a pas seulement les chants héroïques. Les saisons et les fêtes, Noël, Pâques, la Saint-Jean, ont leurs cantilènes. On chante au labour, à la moisson, dans les bois, à la chasse, sur les barques des fleuves et même dans les cimetières, où jeunes gens et jeunes filles échangent des sermens fraternels en tressant des couronnes en souvenir des morts. Signe singulier d’une race éminemment mâle, les chants d’amour, d’une vive tendresse, mais d’une passion contenue, sont réservés aux femmes. Ainsi cette poésie est devenue en quelque sorte la respiration de l’âme multiple et cependant une de la nation, dans ses joies et ses douleurs, dans ses travaux et ses combats[1].

Les chants serbes nous ont été transmis à l’état primitif. Végétation touffue, où des fleurs éclatantes s’épanouissent au milieu des herbes folles et de l’ivraie sauvage. À cette moisson désordonnée il a manqué un Homère, car elle contient les

  1. Les pesmés serbes furent d’abord recueillies par Vouk Stepanovitch Karadjitch (né en 1788, mort en 1865) qui passa près de cinquante ans à rassembler ses immenses matériaux et les publia en quatre tomes, formant un ensemble de 50 000 vers. — Auguste Dozon, qui fut consul français à Belgrade et habita la péninsule balkanique pendant trente ans, en a traduit les plus beaux morceaux dans son volume sur l’Épopée serbe (Leroux, 1888). Tout récemment, M. Léo d’Orfer a donné des Chants de guerre de la Serbie un choix excellent avec une intéressante préface (chez Payot, 1916). — Voir aussi Talvj, ferbische Volkslieder.
    Sur l’histoire, les mœurs, la poésie et la littérature serbes, je dois des documens et des renseignemens précieux à M. Milenko Vesnitch, ministre de Serbie à Paris, auteur lui-même d’une série de travaux éloquens sur sa patrie, parus dans la Revue Bleue, dans la Revue hebdomadaire et ailleurs. C’est un devoir pour moi de rendre hommage ici à sa courtoisie généreuse comme à son érudition éclairée.