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composée de trois générations, d’une dizaine de couples et d’une trentaine de membres, est rassemblée autour du foyer commun, dans la chambre centrale de la vaste maison, où habite avec sa vénérable épouse l’aïeul, le starévitza, chef souverain, de sa descendance. Aux murs, des trophées de sabres et de fusils alternent avec des têtes de cerfs, des faucons empaillés, des jougs de bœufs et des socs de charrue. Près du large foyer, où une racine de chêne brûle à petit feu sur la braise, l’aïeul octogénaire est assis, le coude sur le genou, le front dans la main, plongé dans sa méditation et comme brisé par le poids des années. Mais, autour de lui, bourdonne la ruche familiale. Les femmes filent ; les jeunes filles brodent des soutaches rouges sur des robes de laine ; les jeunes gens fabriquent des torches avec des écorces de bouleaux. Soudain au milieu des rires et des taquineries, une dispute éclate entre une jeune femme et sa belle-sœur. La sœur étant plus estimée dans la famille serbe que l’épouse, le frère nouvellement marié préférant souvent les conseils de sa sœur à ceux de sa femme, ces querelles sont fréquentes. Les autres s’en mêlent ; il se forme deux partis dans l’assemblée. Les cris s’élèvent et bientôt des malédictions sinistres sortent des bouches irritées. Alors le starévtlza, sortant de sa rêverie, se lève tout droit de son escabeau. Il dresse sa haute et maigre stature ; son profil d’aigle se dessine au-dessus de sa barbe blanche, à la lueur du feu, ses yeux étincellent, et le vieillard cassé semble devenu un haïdouk qui commande son bataillon. Il étend sur sa famille divisée son bâton d’érable et s’écrie :

— Pas de querelles de femmes au lendemain de Noël ! Souvenez-vous que le Christ est né hier !

— Il est né en vérité… répond en chorus sur un ton de liturgie, toute l’assemblée subitement calmée et devenue silencieuse.

— Grand-père, chante-nous une pesma, dit un jeune homme. Aussitôt une petite fille de dix ans, la favorite du patriarche, détache du mur une large guitare qui n’a qu’une seule corde de crin et porte la gouzla avec l’archet au vieillard qui s’est rassis. D’une main tremblante, il prend l’instrument, mais dès qu’il l’a posé sur ses genoux et en a tiré quelques notes sourdes, il se transforme une seconde fois. Le starévitza semble devenu maintenant le génie du passé qui sort des siècles lointains, sous la figure d’un gouzlar des temps héroïques, au long caftan, à la barbe tordue et séculaire qui descend jusque sur ses genoux.