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aujourd’hui l’objet de la vénération populaire dans la ville de Vladimir, première capitale de la sainte Russie.

Que si maintenant nous jetons un coup d’œil d’ensemble sur l’évolution historique du peuple russe du XIIe au XVIIIe siècle, c’est son côté masculin que nous voyons saillir avec une vigueur redoutable. Le but de cette évolution, la mission propre de la Russie, semble être de constituer un centre puissant d’équilibre entre l’Europe et l’Asie, par la triple lutte contre les Tartares, contre les Turcs et contre l’élément germano-scandinave. Cette lutte se ramasse et se personnifie dans les deux impressionnantes figures d’Ivan le Terrible et de Pierre le Grand. Ivan, qui écrasa les Tartares par la prise de Kazan et d’Astrakan et mit fin pour toujours à l’épouvantable règne de la Horde d’Or, a dû posséder lui-même quelque chose de la férocité tartare pour accomplir son œuvre. Pierre le Grand, qui ouvrit à la Russie la route de la Mer-Noire par la prise d’Azow sur les Turcs, qui terrassa en un seul jour Charles XII et Mazeppa, à la bataille de Poltava, qui fit entrer la Russie dans le concert des peuples européens, est la plus complète incarnation du génie moscovite en son impulsion civilisatrice. Type unique en son genre. Dans la fougue de sa jeunesse, il se fait charpentier et pilote, constructeur de navires, sous l’idée fixe de s’ouvrir le chemin de la mer. Pour doter sa nation d’un port sur la Baltique, il rassemble tout un peuple dans les marécages de la Neva et en fait sortir Saint-Pétersbourg avec ses coupoles, ses obélisques et ses tours. A dix-sept ans, sa première grande joie avait été, à la terreur de sa mère, de se lancer en pleine tempête sur le golfe d’Arkangel, dans une barque à voile. A cinquante-trois ans, sa dernière joie fut de se jeter à l’eau pour sauver un bateau. Et il eut la chance d’en mourir après avoir achevé son œuvre et fondé le plus grand empire de la terre. En Pierre le Grand revivent, sous un aspect moderne, les héros de la légende varègue, le géant Sviatogor et le boyatyr Ilia de Mourom, avec, dans ses veines, une étincelle prométhéenne et, dans sa tête, un souffle d’Alexandre le Grand. Sa nostalgie de la mer, du fond du steppe, est moins un désir de conquérant qu’un élan de l’esprit, une soif inextinguible de connaître, un désir d’embrasser le globe comme les flots de l’Océan. Le duc de Saint-Simon, qui le vit à Paris sous le Régent, avait remarqué en lui « la majesté la plus liante, la