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qui s’y engage au risque des pires chutes. Ce temps est déjà venu pour Don Juan. Il a rencontré une jeune fiancée conduite par celui même qu’elle vient épouser. « La tendresse visible de leurs mutuelles ardeurs me donna de l’émotion… Le dépit alarma mes désirs et je me figurai un plaisir extrême à pouvoir troubler leur intelligence. » C’est l’excitation cérébrale aiguisant la sensation, et c’est le plaisir de faire du mal qui s’ajoute au plaisir. Avec quelle indifférence Don Juan repoussait Elvire, lorsqu’elle le poursuivait de son amour ! Mais il la revoit en vêtemens de deuil, détachée de lui et douloureuse : « Sais-tu bien que j’ai encore senti quelque peu d’émotion pour elle, que j’ai trouvé de l’agrément dans cette nouveauté bizarre, et que son habit négligé, son air languissant et ses larmes ont réveillé en moi quelques petits restes d’un feu mal éteint ? » C’est la pointe de sadisme, après quoi toutes les dégradations sont possibles.

Si profonde qu’elle soit, il s’en faut que cette peinture du libertinage soit le tout, ou même l’essentiel du caractère de Don Juan. Ce libertin de mœurs est pareillement libertin d’esprit. On sait que le XVIIe siècle associe volontiers les deux idées : il est traversé tout entier par un courant, à la fois d’épicurisme et d’incrédulité, qui vient du xvi8 siècle et annonce le XVIIIe. Molière n’est certes l’ennemi ni de la libre recherche ni de la libre conduite en conformité avec la loi naturelle. Le libertinage d’esprit n’est pour le choquer ni chez un Gassendi, ni même chez un Chapelle. Mais il voit en Don Juan un de ces « libertins sans savoir pourquoi, qui font les esprits forts parce qu’ils croient que cela leur sied bien. » Et c’est ce qui le fâche. Notez que de Sganarelle et de Don Juan, le raisonneur, c’est Sganarelle. Trancher les problèmes éternels par une drôlerie et s’approvisionner d’opinions religieuses à la même boutique où l’on vend les rubans à la mode, Molière est d’avis que ce n’est guère spirituel, et que c’est révoltant.

La scène où Don Juan nous paraît, à tous tant que nous sommes, et devait paraître à Molière le plus odieux, est sans doute celle où il accueille par un froid persiflage les reproches de Don Louis. Le respect de l’autorité paternelle est à la base de toutes les sociétés, consacré par toutes les religions. Don Juan se montre ici le contempteur des lois divines et humaines. Tel est le sens exact et telle la portée du rôle. Ne voir en Don Juan que l’épouseur du genre humain, c’est n’apercevoir qu’un aspect du personnage ; il est le « grand seigneur méchant homme, » et c’est où il faut toujours revenir. « Grand seigneur, » il se considère comme en dehors et au-dessus de