Page:Revue des Deux Mondes - 1917 - tome 37.djvu/943

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
REVUE DRAMATIQUE


LE DON JUAN de Molière à la Comédie-Française


De toutes les pièces de Molière, celle-ci a eu la fortune la plus singulière. Jouée avec succès en 1665, elle quitta la scène après quinze représentations. Elle n’avait pas été interdite ; toutefois, devant les réclamations du parti dévot, Molière, plus ou moins officieusement averti, avait jugé prudent de la retirer. Il allait se passer cent soixante-seize ans avant qu’elle fût rendue au public. On avait fait mieux que de l’enterrer : on avait installé à sa place une élégante et pâle copie, ce Festin de Pierre, que Thomas Corneille est inexcusable d’avoir versifié. Mais l’irrévérence envers les chefs-d’œuvre est de tous les temps. L’honneur appartient à l’Odéon d’avoir remonté la pièce de Molière le 17 novembre 1841 et, par-dessus un si long espace de temps, renoué la chaîne des quinze représentations de 1665. Suivant l’exemple qui lui avait été donné par son cadet, le Théâtre-Français reprit la pièce le 15 janvier 1847. Ce fut un événement. Charles Magnin en rendit compte ici même dans un article où il mit, avec toute son érudition, tout son goût de fin lettré. Le Théâtre-Français avait bien fait les choses. Non content de faire apparaître, au cinquième acte, le fantôme d’une femme voilée, qui se transforme en une figure du Temps avec sa faux à la main, il donnait à contempler, derrière la gaze d’un transparent, Don Juan livré au feu de l’enfer. Une des difficultés auxquelles on s’était heurté, avait été le souvenir obsédant des vers de Thomas Corneille : non seulement les acteurs étaient obligés « d’oublier » leurs rôles pour se mettre à l’âpreté et à la verdeur de la prose de Molière, mais les habitués