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qui nous imaginions qu’ils auraient tant de peine à s’y adapter. Voici un « bleu » qui ne rêvait que d’aller vivre aux tranchées :

Là enfin, écrit-il à son père, il y a la sensation du danger, l’atmosphère excitante de la poudre, le sifflement des balles et des obus, l’éclatement des bombes, toutes choses qui, vous rapprochant de la mort, vous font vivre une vie plus intense. Voilà pourquoi je suis heureux d’être allé en tranchée, mardi, à deux heures et demie. Nous avions environ 15 kilomètres à parcourir avant d’y arriver ; nous les avons couverts sans grand mal et nous sommes entrés dans des boyaux presque impraticables, enfonçant dans la boue ou dans l’eau jusqu’aux genoux, obligés, par momens, de prendre nos jambes à deux mains, — souvenir de l’Aiglon, — pour les décoller, croisant, de temps en temps, un malheureux complètement épuisé, qui s’était enlizé dans la boue ; et cela, sous une pluie battante, avec le sac au dos pendant onze heures sans désemparer. Enfin, à cinq heures et demie, nous prenions notre place en première ligne, et, aussitôt le sac déposé, il fallait se mettre au créneau pendant qu’un camarade creusait ou ménageait un abri.

— J’ai passé cinq heures, écrit un autre, à gratter avec un couteau ma capote couverte de boue ; nous étions comme couverts d’une carapace ; on a dit que notre uniforme avait fait le tour de la terre, et maintenant c’est la terre qui fait le tour de notre uniforme.

Oublier ses misères à l’aide d’une plaisanterie ou d’un sourire, voilà qui est bien français ; mais les misères n’en sont pas moins réelles, et les « civils » ne sauraient trop rendre hommage à tant d’abnégation et de stoïcisme.

Vraiment, écrit un officier de l’Argonne, nos hommes sont admirables. Leur moral reste bon, et cependant, je vous assure que la vie qu’ils mènent ici dans les tranchées est épouvantable. Ils sont dans la boue jusqu’aux genoux, trempés par la pluie qui tombe sans cesse. Et ce qu’il faut remarquer, c’est que ce sont les hommes faits, de trente à quarante ans, qui résistent le mieux. Les jeunes ont du mal à supporter ces terribles fatigues. Ils ont plus d’entrain, mais les autres ont l’endurance. Je voudrais que Paris pût voir défiler un de ces régimens sortant des tranchées. C’est vraiment impressionnant. Tous ces hommes sont habillés d’une carapace de boue, ils ont de grandes barbes hirsutes dont beaucoup grisonnent. Ils portent des sacs énormes par suite de tout ce qu’ils accumulent dessus ; couvertures, tentes, sabots, peaux de mouton, etc. Ils marchent d’un pas alourdi, et cependant cadencé par la musique, presque toujours réduite à 12 ou 15 musiciens. Au milieu flotte le drapeau entouré de barbes grises dont beaucoup descendent sur la croix ou la médaille. Je vous assure que rien ne peut alors étouffer l’émotion qui vous étreint le cœur. On sent qu’il passe devant vous une force puissante animée de la volonté de vaincre. Et nous vaincrons.

N’est-ce pas que le tableau est saisissant, et que l’auteur de