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fantassin ? » C’est un simple servant d’artillerie qui le raconte :


D’où nous étions, à la lueur des incendies, nous distinguions très bien le champ de bataille, et jamais je ne reverrai quelque chose de plus fantastique que ces milliers de jambes rouges en rangs serrés qui chargeaient ; les jambes grises commençaient à trembler (ils n’aiment pas la baïonnette) ; et la Marseillaise continuait, et les clairons sonnaient la charge, et nos canons crachaient sans relâche. Enfin, nos fantassins joignirent l’ennemi. Pas un coup de fusil : la baïonnette. — Soudain, la charge s’arrête de sonner. Les clairons sonnaient « au drapeau. » Notre drapeau était pris… Instinctivement nous cessions le feu, atterrés. La Marseillaise sonnait plus fort et là-haut, plus loin, la sonnerie au drapeau continuait. Un silence de mort… Seule, la musique et le clairon ; et nous distinguions la mêlée terrible… Soudain les clairons s’arrêtèrent une seconde, puis à toute volée ils résonnèrent la charge. Le drapeau était repris. Une clameur immense ; nos pièces repartirent toutes seules, et les Boches, cette nuit-là, durent fuir de toute la vitesse que leur permettent leurs bottes. Vous qui vous figurez connaître la Marseillaise parce que vous l’avez entendu jouer à des distributions de prix, revenez de votre erreur. Pour la connaître, il faut l’avoir entendue comme je viens d’essayer de vous le dire, quand le sang coule et qu’un drapeau est en danger.


Voilà un sentiment que nous pouvons d’autant mieux comprendre que, toutes proportions gardées, nous l’avons tous éprouvé depuis bien des mois. Il y a trois ans, la Marseillaise nous laissait tous un peu froids, reconnaissons-le. La musique nous en paraissait un peu banale, pour ne pas dire un peu vulgaire ; et quant aux paroles, lorsque nous y prêtions quelque attention, elles nous faisaient volontiers sourire ; nous ne pouvions nous empêcher de leur appliquer le mot d’Alceste :

La rime n’est pas riche, et le style en est vieux.

Mais voilà que ces pauvres vers, dans leur rhétorique d’antan, nous semblent aujourd’hui avoir été inventés pour traduire exactement la réalité présente, et par l’émotion qu’il nous inspire, à nous autres, gens de l’arrière, nous concevons que ce chant de guerre est, sur le champ de bataille, l’accompagnement nécessaire et redoutable de l’héroïsme français.

Mais il y a dans la guerre d’aujourd’hui beaucoup plus d’heures de patience obscure que d’éclatante bravoure, et rien ne ressemble moins aux brillans combats de jadis que la monotone et sordide et périlleuse existence des tranchées. Nos soldats s’y sont faits pourtant, et ils trouvent pour nous la décrire des expressions aussi pittoresques que réconfortantes, pour nous