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récemment, vous nous avez vus nous jeter éperdument dans le Tolstoïsme, et l’Ibsénisme ; voire le Nietzschéisme ; et c’est un peu votre William James qui nous a fait tâter du Pragmatisme.

Ces phénomènes ont été considérés souvent par les contemporains avec indignation, par les historiens avec sévérité. Par une association d’idées involontaire et presque fatale, les momens d’influence étrangère dans notre littérature se sont assimilés dans nos esprits aux temps maudits où l’étranger a envahi notre sol, occupé nos villes et menacé l’existence nationale. Les souffles du dehors ont paru mortels à l’esprit français, et l’on a jugé qu’il ne pouvait s’y ouvrir sans s’altérer, les appeler sans s’abandonner et se trahir.

Il y a là, Messieurs, beaucoup d’illusion : on prend des abstractions pour des réalités ; on se figure je ne sais quelle bataille des idées indigènes et des idées étrangères, des genres indigènes et des genres étrangers, comme se battent les vertus et les vices dans un tableau de Primitif. Alors, c’est un malheur national quand le genre étranger repousse le genre indigène, ou quand l’idée française est exterminée par l’idée du dehors. Mais regardons les choses comme elles sont : dans ces fantastiques batailles, le seul être réel est l’esprit, l’esprit français qui va vers plus de vérité, plus de beauté et qui gagne toujours quand il acquiert une idée : car est-ce l’idée qui le prend, ou lui qui prend l’idée ? Le point de vue de Joachim du Bellay est le plus juste, lorsqu’il compare le transport des richesses d’une langue étrangère dans la nôtre à une conquête, et qu’il invite la jeunesse française à l’assaut, au pillage de la Grèce, de Rome et de l’Italie.

Ce n’est point là un paradoxe. Si vous voulez bien réfléchir un instant à la fonction qu’a remplie, dans la vie littéraire de notre pays, l’afflux intermittent de la pensée et de l’art étrangers, vous verrez que, loin de correspondre à une diminution de vitalité, à une dépression, à un épuisement, il manifeste la volonté d’être, la force de renouvellement d’un génie toujours actif et robuste.

La fonction dont je parle est double. Dans son premier aspect, qu’on découvre d’abord, elle consiste à élever l’esprit national au-dessus de lui-même, à l’aider, en le nourrissant, à se développer. Il faudrait avoir l’esprit bien mal fait pour