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comparé ces deux objets de sa tendresse la meilleure, sa mère et Mme de Staël : « Ma mère ne le cède en rien ni pour la délicatesse, ni pour la sensibilité, ni pour l’imagination ; elle l’emporte de beaucoup pour la justesse et pour une sûreté de principes, pour une pureté d’âme qui a un charme infini dans un âge avancé. » Il écrivait cela quand Mme de Staël vivait encore. Elle est morte à cinquante ans. Il n’imaginait pas, et l’on a peine à imaginer, ce qu’elle fût devenue dans un âge avancé. Elle avait de telles ressources, une telle richesse de l’intelligence et du cœur, qu’elle ne risquait point à s’appauvrir un peu en vieillissant. Elle n’a eu d’autre inconvénient que d’excès. La vieillesse eût trouvé en elle tout ce qu’il lui faut pour accomplir au mieux son ouvrage habituel et pour consacrer le chef-d’œuvre.

Sismondi fut présenté à Mme de Staël au commencement du siècle. Il avait alors à peu près vingt-huit ans et travaillait à un volume intitulé, sans autre coquetterie : La richesse commerciale. Cependant, il était amoureux. Il désirait d’épouser une jeune fille, du nom de Lucile et de qui ses parens ne voulaient pas entendre parler. Il venait de lire Delphine, où il est démontré, où il est affirmé du moins, qu’un homme a des devoirs de désinvolture et brave l’opinion. C’était bien son affaire, à lui qu’on empêchait de se marier à sa guise. Et il s’en ouvrit à Mme de Staël. Mais, pas du tout ! qu’on se roidît contre l’opinion publique : à merveille ; contre ses parens, jamais ! Elle n’avait pas dit ça, ne le dirait pas. D’ailleurs, elle savait que la bien-aimée n’était ni fortunée, ni seulement née. Or, elle n’attachait aucune importance aux préjugés que les Genevois portent si haut ; mais enfin convient-il de se fermer, par un mariage un peu hâtif, les portes où quelque jour on peut avoir envie d’entrer ?… Sismondi s’étonne de voir si peu analogues les conseils de l’auteur et les principes du roman : car il est jeune. L’auteur traite selon sa fantaisie les personnages qu’il a inventés, et que du reste il sauvera toujours s’il lui plaît de les sauver ; dans la vie réelle, on a de plus pressans scrupules : on n’est pas le maître des hasards ni des conséquences. Un peu interloqué, Sismondi bredouilla « qu’il jugeait en amant. » S’il a cru que cette repartie, que nulle repartie embarrasserait Mme de Staël, il ne la connaissait pas. Elle s’écria « qu’un homme d’esprit, de quelque passion qu’il fût animé, conservait un sens interne qui jugeait sa conduite et que, toutes les fois qu’elle avait aimé, elle avait senti en elle deux êtres dont l’un se moquait de l’autre… » Et lui ? « J’ai ri ; mais j’ai senti que cela était vrai, excepté que mon juge à moi ne se moque pas : il me condamne sérieusement et tristement. Et cette