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à cinq heures, n’était pas encore terminé à minuit. Des éclaireurs précédaient la colonne, armés de longues perches dont ils tâtaient le terrain, comme ces guides qui, dans les sables du Mont-Saint-Michel, pilotent les caravanes à travers le dédale des lizes. Sondages nécessaires, mais fastidieux par leur répétition : à tout bout de champ, la colonne devait s’arrêter devant une rivière ou un watergang dont on ne retrouvait plus le ponceau ; le Kemmelbeck, l’Yperlée avaient débordé dans les champs. Quelques hommes firent le plongeon ; la plupart arrivèrent à destination francs d’avaries. Les tranchées où ils pénétraient n’étaient pas beaucoup plus étanches que les prairies d’où ils sortaient. Mais ils ne songeaient pas encore à s’en plaindre. Ils en plaisantaient même : « Je vous écris d’une tranchée « modèle » établie par le génie, mande l’un d’eux, Maurice Faivre. Il me pleut dans le cou, et il y a vingt centimètres de boue pour y accéder ; mais enfin c’est une tranchée modèle… Les Boches sont devant nous et nous ne pouvons sortir sans entendre le miaulement de leurs balles. Nous leur répondons d’ailleurs aimablement… »

Voilà le ton général des correspondances : on grelotte, mais on « rigole ; » on est tout à la joie d’être derechef au feu. « Nous avons notre tranchée à 100 mètres de celle des Boches, écrit dès le 6 le commandant Geynet. C’est passionnant… Cette position est dure, mais c’est un honneur de l’avoir, car nous y avons remplacé les chasseurs alpins et nous en sommes bien fiers. » Ailleurs, il précise que la brigade remplace « un régiment de Verdun qui n’a jamais reculé. — Nous l’imiterons. »

Généreuse émulation où l’on peut voir le secret de bien des héroïsmes ! L’esprit de corps a ses inconvéniens et ses dangers, mais il développe chez les hommes un amour-propre d’autant plus fort que l’unité à laquelle ils appartiennent présente des caractéristiques plus tranchées : les armes qui se feront le plus remarquer au cours de cette guerre, alpins, chasseurs, zouaves, coloniaux, etc., sont aussi celles qui, par leurs élémens, leurs traditions, leur tenue, leur vocabulaire, toute leur façon d’être, forment comme des clans à part au milieu de la grande famille militaire. Aucune de ces armes n’entend qu’on la confonde avec une autre ; les chasseurs protestent quand on veut changer la couleur bleu sombre de leur équipement. Et, jusque dans la ligne, les mitrailleurs sont en train de constituer une