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A sa femme.

Ce 1er avril 1915.

Ce matin, il est neuf heures. Nous venons d’arriver dans notre boyau. Je viens de trouver un quartier de roche ensoleillée qui va me faire un siège très confortable, et me voici pour bavarder. Hier, dans l’après-dinée, nous avons changé de travail. Au lieu de creuser un boyau le long de la grande route, nous avons été envoyés deux kilomètres en avant pour élargir un boyau de sape et y faire de distance en distance des niches d’évidement (ces niches permettent à deux files d’hommes qui se rencontrent marchant en sens inverse dans le boyau de pouvoir se croiser). L’ouvrage sera sans doute fini pour midi. Nous sommes à deux kilomètres en avant de la route, dans la direction de F. e. H… ; mais ces deux kilomètres à vol d’oiseau représentent bien quatre kilomètres de boyau. C’est toute une ville souterraine dont les rues se croisent et s’enchevêtrent les unes dans les autres. Les bons petits gars qui vivent et trottent là-dedans se sont naturellement amusés à baptiser ces rues ; et quelques habitués du Métro ont retrouvé sans peine les noms des grandes lignes, pour les transporter ici. A l’entrée d’un couloir, tu vois : « Direction Porte-Maillot, » etc. C’est innocent ; et pourtant on rit avec un petit soupir. Nous avions donc à élargir ce boyau, profond de deux mètres, mais trop étroit. Tout le bataillon y a été employé, l’après-dinée, et achève ce matin. Dans ces hautes et minces ruelles, on se sent dans une sécurité parfaite ; et c’est avec une complète sécurité qu’on écoute au-dessus de soi le va-et-vient des projectiles et qu’on s’amuse à les reconnaître au passage. Il y a les petits 75, qui sont presque dans notre dos, et qui éclatent comme des roquets en colère. Il y a les 120 long, dont les obus partent avec un bruit de locomotive qui démarre, et qui un peu plus loin ont l’air de rouler comme des wagonnets sur des montagnes russes aériennes. à y a les grosses marmites de 210 qui cheminent avec un sifflement de vent d’orage, qui éclatent en faisant tout trembler, et dont l’arrivée est suivie, dans un cercle de cent mètres, par une pluie de pierres et de mottes de terre, qui tombent lourdement comme des grêlons. Ah ! celles-là, nous avons pu nous y habituer hier. Au milieu de la cité