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gens de bien qui peuvent se souvenir de moi. Je voudrais bien que Pollion de La Pouplinière pensât de moi plutôt comme les étrangers que comme les Français[1]. » Quant à Thérèse, Voltaire l’appelle tantôt la Muse Deshayes, et tantôt Polymnec. Il semble faire autant de cas de sa compréhension, de sa souplesse d’esprit que de son talent musical. En lui conseillant la lecture d’un travail qu’il fait sur Newton : « Je prétends, écrit-il, que Polymnie entendra toute cette philosophie, comme elle exécute une sonate. »

Nous avons, au surplus, un précieux témoignage des sérieuses études de Thérèse et de ses connaissances techniques dans la science difficile de l’harmonie, de la composition. Au commencement de 1737, elle publiait dans Le pour et le contre, — une espèce de gazette dirigée par l’abbé Prévost, — un article des plus savans sur le traité musical de Rameau intitulé La génération harmonique[2]. Elle en donnait une analyse, démontrait l’importance de la « basse fondamentale » et rattachait le système de Rameau à des idées philosophiques. Dans une époque où, chez les femmes, l’érudition était particulièrement à la mode, où Mme du Châtelet, la maîtresse de Voltaire, s’illustrait par de gros traités sur la géométrie et sur l’astronomie, ce morceau de littérature sur un sujet aussi austère, très étudié et bien écrit, dû à la plume d’une jeune et jolie femme, la veille encore actrice en vogue, occupa l’opinion et valut à son auteur la considération et l’admiration du public. « Je lus, — mandait, à quelques mois de là, Voltaire à son ami Thiériot, — le petit extrait que Mlle des Hayes avait fait de l’ouvrage de l’Euclide-Orphée, et je dis à Mme du Châtelet : Je suis sûr qu’avant qu’il soit peu, Pollion épousera cette muse-là. Il y avait dans ces trois ou quatre pages une sorte de mérite peu commun, et cela, joint à tant de talens et de grâces, fait en tout une personne si respectable qu’il était impossible de ne pas mettre tout son bonheur et toute sa gloire à l’épouser. Que leur bonheur soit public, mon cher ami, et que mes complimens soient bien secrets, je vous en conjure. »

Ces lignes sont datées du 3 novembre 1737. Voltaire n’avait pas grand mérite à formuler sa prophétie, car le mariage était chose faite depuis environ deux semaines. Comment, à la suite de

  1. Lettre du 15 juillet 1735.
  2. Le pour et le contre, tome XIII, p. 34 et suiv.