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des malades ingrats, il y en a de si reconnaissans ! Ces pauvres Serbes, nous en avons sauvé beaucoup ; et ceux que nous n’avons pas pu sauver, nous les avons soulagés et consolés, nous les avons aidés à mourir… Quand leur tête était un peu perdue, ils me sentaient près d’eux et ils croyaient que leur mère était là. Ils m’appelaient « Maïka ! » (Maman ! ) et ils mouraient comme des enfans s’endorment, d’épuisement, de faiblesse… »

Mme M… assure ses lunettes sur son nez et rajuste le voile bleu que le vent rabat contre sa poitrine. Elle ressemble à la sainte Anne des crèches provençales, vénérable image de la maternité en cheveux gris, dont la gravité n’est jamais sévère. Je pense aux Serbes qui l’appelaient « Maïka ! »… Maman ! ce nom doux et sacré que les femmes comprennent dans toutes les langues, parce que les hommes le prononcent toujours avec le même accent, ce nom que tant de pauvres mères n’entendront plus, l’horrible guerre a fait ce miracle de le rendre aux mères orphelines de leurs fils, devenues, sous le voile de l’infirmière, divinement maternelles aux fils des autres…


Une dernière nuit à bord. Le lendemain, j’apprends avec une émotion joyeuse que nous sommes dans le golfe Thermaïque. Mais quelle déception de voir l’hiver revenu, un ciel morne fondant en bruine sur des eaux couleur de serpent ! Le brouillard nous dérobe les montagnes de la Chalcidique et le massif de l’Olympe. Nous longeons une côte basse et verte. Sur le pont, je grelotte dans mon manteau, et je m’efforce de percer la brume, de distinguer quelque chose au loin.

Voici un bâtiment échoué qui trempe plus qu’à demi dans la mer sa coque noire. C’est un cargo qui fut torpillé par un sous-marin très audacieux. Il portait des mulets qui se noyèrent presque tous. Sur ce même cargo, des infirmières anglaises avaient pris passage. On raconte qu’elles furent très crânes et, « sans s’énerver, » gagnèrent la terre ferme au prix d’un bain un peu long et un peu froid, gardant à la main leur petit sac et se faisant même des politesses, comme dans un salon. L’histoire est si jolie que je la veux croire vraie.

Les flotteurs des filets qui barrent l’entrée de la rade dessinent à fleur d’eau, en zigzag, des lignes ponctuées. Un pilote nous remorque dans le chenal. A bâbord, le brouillard