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pas de dégoût devant une misère si grande. Et puis, on est trop pressé. Nous lavions nos Serbes avec du savon et de petites brosses, et ça ne suffisait pas d’un lavage pour les rendre tout à fait propres. Et puis, on les couchait. Pauvres gens ! Ils étaient heureux. Ils allaient en France !

« Cette idée de la France faisait travailler leur esprit. Ils s’imaginaient je ne sais quoi d’extraordinaire. Quelques-uns même me disaient : « Paris ! Paris ! » Ils voulaient aller à Paris ! Et le matelot breton qui m’aidait était un peu étonné d’entendre ces squelettes rêver de Paris, et il me disait :

« — Madame M…, ils ont des idées de grandeur ! »

« Beaucoup n’iront jamais en France et à Paris, et n’ont jamais atteint Bizerte. Ils étaient trop usés. Ils nous mouraient dans les mains, et leurs cadavres étaient légers, légers comme ceux des petits enfans. Ces corps n’avaient plus d’épaisseur. Vous vous rappelez que, dans les photographies de Vido qu’on vous a montrées, vous n’avez pas reconnu un cadavre couché par terre ? Vous avez cru que c’était une peau de mouton étalée… Ils étaient tous comme ça.

« Le matelot breton me disait encore :

« — On ne croirait pas que c’est des morts ; on croirait que c’est des choses qui n’ont jamais vécu ! »

« Pour nous, le plus terrible, c’était cette vermine qu’on ne pouvait pas détruire sans en attraper quelque peu. Les poux, c’est un supplice de tous les instans, et puis c’est le typhus ou la fièvre récurrente. Une de mes compagnes, qui n’a pu se préserver de ces vilaines bêtes, a été très malade et obligée de débarquer.

« Que voulez-vous ? C’est le métier… Au lazaret de Vido, le mois dernier, il y a eu des cas de choléra et de typhus. Il y en a toujours dans ces pays-là, et l’armée serbe avait aussi les germes de ces maladies. Deux médecins, deux infirmières, trois infirmiers français et cinq infirmiers serbes ont contracté le typhus au chevet de leurs malades. C’est leur champ de bataille. Ce qu’ils ont fait, ce qu’ils ont supporté, ils ne le proclament pas ; mais croyez bien qu’ils ont eu de la peine et du mérite…

« D’ailleurs, on est récompensé, quelquefois, pour toute la fatigue et la tristesse qu’on endure ; on est récompensé par de petites choses, des mots, des riens, qui font plaisir. S’il y a