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s’en joignit un autre : maçons sans travail, dvornik (portiers) sans place, marchands ambulans, locataires de coins[1], revendeurs, etc. Au commencement du printemps de l’année 1915, les ivrognes couraient de nouveau les rues, et les gens en villégiature a Péterhoff devinrent, au début de l’été, les témoins impuissans, mais obligés d’un scandaleux dérèglement. A certaines heures, dans le Parc anglais, presque sous chaque buisson, dans chaque massif, on était exposé à voir ou à rencontrer des êtres innommables, de profession douteuse, buvant du vin à gorge que veux-tu, et s’amusant à casser les bouteilles contre le tronc des arbres. Les fossés, les champs, les sentiers, les moindres flaques d’eau étaient jonchés de ces débris.

De nouveau, il fallut sévir. Les magasins d’Alexéieff et de Demidoff furent fermés et la vente du vin et des alcools interdite sans aucune restriction.

Privés de cet ultime moyen d’ivresse, les alcooliques invétérés en cherchèrent d’autres, — et qui fussent à l’abri de la loi. L’alcool restait en vente sous plusieurs formes : alcool à brûler, eaux de toilette, vernis, etc. C’est à ces produits qu’ils demandèrent l’assouvissement de leur funeste passion. On crut empêcher cette dangereuse forme de consommation de l’alcool, en mêlant à l’esprit de bois une matière colorante, nuisible, qui le transformait en poison. Celle mesure extrême ne découragea pas les buveurs. Ils tentèrent des essais domestiques de purification de l’alcool à brûler, au moyen de choux, de concombres, que l’on y faisait infuser et qui, prétendait-on, en absorbaient les élémens nocifs. En réalité ces procédés empiriques laissaient à l’alcool ainsi modifié presque toutes ses dangereuses propriétés. La préparation obtenue prit le nom de khandjon, et ceux qui en usèrent furent appelés : khandjistes.

La vente de l’alcool à brûler ayant été sévèrement réglementée à la suite de ces abus, les khandjistes se rabattirent sur l’eau de Cologne et allèrent jusqu’à boire le vernis qui sert à polir les meubles, après l’avoir débarrassé de sa couleur. Des spécialistes louches se livrèrent à la confection de ces boissons

  1. Dans certains quartiers des grandes villes, et notamment à Pétrograd, on loue à de pauvres ouvriers un coin de chambre ; soit quatre locataires, Seuls ou en famille, par chambre. Quelquefois ces coins sont séparés les uns des autres par un rideau. Ces locataires d’un nouveau genre sont appelés sadirjatil ongloff" (locataires de coins).