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détruire pour vingt ans l’outillage d’un concurrent industriel. La cathédrale et les manufactures. À cette double volonté de meurtre aboutissent les deux rêves allemands : l’un récent, tout moderne, celui de la Mittel Europa organisée pour la domination économique et la suzeraineté politique en Europe, — l’autre ancien, historique, où renaissent les prestigieux souvenirs du Saint-Empire et les vieilles jalousies contre le Royaume.

Maintenant les premières ruines : je n’avais fu que celles des villages. Lugubre étrangeté d’une telle ville où les grands canons recommencent toujours, depuis des mois, à frapper librement, et qu’ils ont aujourd’hui presque tuée. Douze mille obus sur Reims, nous disait-on. A errer par ces rues, on voit très bien la méthode et le dessein. Ils visaient certains quartiers : ceux du commerce et de la richesse, et aussi les rangs de vieux hôtels monumentaux du temps de Louis XIV et de Louis XV, ceux qui faisaient la grave et grise noblesse de la cité. Des rues entières sont mortes : chaque maison, une carapace vide, les étages effondrés, la pierre ancienne des corniches, frontons, mascarons, noircie de fumée et, çà et là, mouchetée, grêlée de blanc par les volées de shrapnells, — ou bien des pans de murs défoncés par brèches énormes. Parfois quelque vestige de la vie disparue s’accroche encore à la coquille ouverte : une cloison entière avec son papier à fleurs et ses tableaux, une étagère avec de sages pots de confitures, une lampe sur une console de cheminée, un lit dans une alcôve dont le plancher n’est pas arraché tout entier, — touchans débris de vieux nids humains dont l’intimité s’ouvre béante a la rue, comme le dedans d’un cadavre éventré. Et cela se répète alors, presque toujours, à chaque étage. On dirait qu’un couteau géant a passé tout droit dans le cadavre, sans s’occuper des articulations et des organes. Mais le plus souvent, il ne reste rien. Le feu que l’obus énorme apportait en ronflant à travers le ciel a tout dévoré. Voilà ce que l’on destinait à Paris, pour « percer la France au cœur, » comme des journaux allemands l’ont dit tout de suite, en 1914. Et le ravage eût pris des aspects de catastrophe sismique : écroulemens de maisons de sept étages, englouties dans un sol que suffit à crever par endroits une grosse pluie d’orage. On ne concevait pas cette toute-puissance de destruction. En quelques jours, par les simples, les aveugles forces mécaniques, — rien