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douloureux exposé. Le Régent l’écouta, puis tomba dans une sombre rêverie, après avoir un instant regardé ses ministres. Ceux-ci auraient voulu trouver quelques paroles réconfortantes à dire à leur jeune prince ; du regard, mutuellement, ils s’encourageaient à parler, mais ils restaient muets. Le spectre de la faim planait au-dessus d’eux. Les minutes passaient ; le silence durait. Enfin, dans un effort, le Prince se leva et, sans qu’un mot fût prononcé, il sortit en saluant ses ministres qui retombèrent dans leurs fauteuils autour de la table du Conseil.

Plongés dans leurs réflexions, ils restent là accablés, mais un télégramme est apporté au président du Conseil ; d’un geste indifférent, il le prend, il le lit et soudain, son visage s’éclaire ; l’armée était sauvée ! Un transport venait d’arriver à Saint-Jean de Médua ; il apportait de Brindisi du pain de guerre, de la farine, du fourrage et une somme de deux millions de dinars en petite monnaie qui permettrait d’acheter sur place quelques vivres. C’était le salut, et il venait de la France.

Avec quelle émotion le prince Alexandre témoignait sa reconnaissance envers le gouvernement de la République, quand, vers la fin de la journée, j’allai lui porter mes félicitations à l’occasion de son anniversaire : « Ah ! monsieur Boppe, s’écria-t-il en me voyant, quel cadeau la France m’a envoyé aujourd’hui pour ma fête ; elle ne pouvait m’en faire un plus beau ni qui me rendit plus heureux !… » Et il dit l’angoisse dans laquelle il avait vécu tous ces derniers jours à la pensée que ses soldats étaient sur le point de mourir de faim… « Si, ce matin, vous aviez vu mes ministres ! quelle figure ils faisaient quand, je suis entré dans la salle du Conseil !… » Mais la Providence avait permis qu’au moment où la situation était désespérée, ces vivres de France arrivassent. Heure par heure, le prince se faisait tenir au courant de leur déchargement ; il avait l’assurance que l’opération serait terminée avant la nuit ; des centaines d’hommes y travaillaient ; rapidement tout était mis hors de la portée des canons de la flotte autrichienne, et des dispositions étaient prises pour que, dès le lendemain, une partie de la cargaison parvint à Scutari.

Les ministres n’en restaient pas moins inquiets ; car les quelques centaines de tonnes de vivres débarquées de la Ville-de-Brindisi n’assuraient que pour cinq ou six jours la subsistance de l’armée : la famine était donc toujours menaçante et il