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ON CHANGERAIT PLUTÔT LE CŒUR DE PLACE…

Le vigneron s’assit d’un bloc, épuisé.

Jamais Reyraond, — et Dieu sait s’il en avait entendu dans les cantines de son pays ! — n’avait ouï plus beau discours.

On serrait les mains tendues. On se séparait. Derrière eux, Weiss et Reymond laissaient les toits de Reichburg, les collines plantées de vignes. Ils allaient bon pas, par le chemin bordé de haies. Le Suisse et l’Alsacien se donnaient le bras. Et pour rythmer leur marche sous les étoiles, eux aussi criaient : « Vive la France, noun de Dié ! »

On part en vacances. On revient. Rien n’est changé. Le Rhin roule ses flots verts ; les fabriques crachent leurs fumées ; la Forêt-Noire, les Vosges bleues ; entre elles, le jardin de la plaine ; le petit train siffle, s’époumone, court dans l’étroite vallée, au bord de la rivière aux eaux moirées. Sur le quai des gares, la casquette rouge du chef, le casque à pointe du gendarme. Une colline est jetée de côté, une autre encore. Le clocher de Friedensbach se lève au-dessus des vergers. Et voici le cocher joufflu, Jean et René chapeau à la main, très gentils, un peu gênés.

— Vous avez passé de bonnes vacances, monsieur ?

— Merci, merci. Et vous-mêmes ? Vos parens vont bien ?

Tandis que les chevaux trottent, on échange ces tristes banalités. On se réjouissait tant de se revoir, et voici que l’on est séparé par ces deux mois de vacances, durant lesquels les yeux et les esprits se sont donnés à des paysages différens, à des préoccupations dissemblables. Entre élèves et professeur, il y a toute la distance qui sépare une plage de Normandie des glaciers helvétiques. On ne dit plus rien, déçu. On sent qu’il faut laisser aux jours qui vont venir le soin de renouer les fils. Vivre ensemble : alors tout conspire, le ciel, les arbres, les hommes avec leurs gestes, leur accent et leurs phrases, pour créer à nouveau cette unité que l’on souhaite.

Le même portier, la même cour où tombe l’éternel ronronnement des machines, les mêmes crânes penchés derrière les mêmes fenêtres du même bureau. De sa cuisine la vieille Julie salue. « Nous sommes heureux de vous revoir, » dit Mme  Bohler. Un fil se renoue. Dans la salle d’études, la carte de géographie,