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découvrir, en comparant simplement les figures du romancier avec celles qu’il a eu, lui-même, l’occasion d’observer aussi bien autour de soi que dans les chefs-d’œuvre de nos grands écrivains. Et semblablement la Trilogie de Sienkiewicz vaudrait, par soi seule, à nous renseigner sur l’extrême différence de la manière dont les compatriotes du conteur polonais et ceux d’un Balzac et d’un Flaubert ont coutume de concevoir les modes principaux de la vie intérieure, tels que l’amour, ou encore l’amitié.

Car il ne faudrait pas mettre au compte d’un « idéalisme » plus ou moins « de commande » la peinture que nous offre Sienkiewicz de l’ardeur, à la fois, et de la pureté des sentimens amoureux d’un Kmita ou d’un Skrzetuski. Peut-être, en vérité, le créateur de ces nobles figures a-t-il omis de nous les montrer se « divertissant, » sur leur route, de l’angoisse d’une séparation tristement prolongée pendant des années ? Mais en tout cas c’est chose certaine que les cœurs polonais sont capables d’apporter, à l’entretien de leurs rêves d’amour, une passion plus constante, et sans doute aussi moins intensément « matérielle, » que celle de nos cœurs latins, toujours plus mobiles et plus « réalistes. » Et quant à l’amitié, je ne crains pas d’affirmer que les nombreux exemples de ce sentiment qui remplissent, d’un bout à l’autre, le cycle des romans « nationaux » de Sienkiewicz nous révèlent, au fond de l’âme polonaise, des qualités absolument étrangères à nos mœurs occidentales. Que l’on essaie, par exemple, de mettre en regard de ces amitiés de là-bas la Maison fameuse des quatre mousquetaires d’Alexandre Dumas ! Qui de nous ne s’est pas accoutumé, depuis l’enfance, à considérer comme de parfaits amis notre cher d’Artagnan et ses compagnons ? Or, il se trouve qu’en fait ces amis sans pareils ne cessent pas de sacrifier leur affection réciproque non seulement à leurs amours, mais à des intérêts d’ordre beaucoup plus bas. Quel abîme entre cette amitié et celle des personnages de la Trilogie polonaise, qui, pour rendre service au compagnon favori, s’exposent aux dangers-les plus effrayans, et renoncent, s’il le faut, à la femme qu’ils aiment ? Amitié si commune, et si évidemment copiée « sur nature, » que pas un instant Sienkiewicz ne songe à la faire valoir ; sa rencontre lui paraît aussi naturelle que celle d’autres attributs fonciers du caractère de sa nation, comme l’impuissance à subir la moindre discipline, la promptitude à s’irriter devant le moindre obstacle, ou bien encore… Mais ce n’est pas ici le lieu d’examiner la part inévitable d’infirmités humaines qui se laissent entrevoir chez les héros de la Trilogie !