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l’on se représente l’émotion bienfaisante des compatriotes d’Henri Sienkiewicz, lorsqu’en 1884 l’ingénieuse fantaisie poétique de l’auteur de Par le Fer et par le Feu leur a permis d’apprendre, — ou de s’imaginer, — que leur village natal, et la ville où ils avaient été collégiens et celle où leurs parens allaient vendre leur blé, que chacun de ces endroits dont ils se croyaient quasiment les seuls à les connaître avait joué son rôle dans l’histoire polonaise !

Pas un chapitre des trois romans qui ne leur fît l’effet d’avoir été écrit expressément pour eux : ou plutôt pas un chapitre dont il ne leur semblât que l’auteur y traitait expressément sinon d’eux-mêmes, en tout cas de personnes qu’ils avaient rencontrées au cours de leur vie. Par-là surtout s’explique l’inoubliable signification « nationale » de la Trilogie, — par l’étonnante justesse d’observation qu’a su y déployer le jeune écrivain, toujours sous l’impulsion de ce patriotisme qui l’excitait à « réconforter les cœurs » de son peuple. Certains critiques lui ont reproché d’avoir prêté à ses personnages des pensées et des sentimens étrangers au temps qu’il prétendait décrire : reproche que l’on n’a jamais manqué d’adresser à tous les auteurs de romans historiques, depuis le Grand Cyrus jusqu’à Salammbô. Mais si même il se trouve que vraiment Sienkiewicz |ait échoué, lui aussi, dans son patient effort de reconstitution d’états d’âme oubliés, personne assurément ne pourra l’accuser de n’avoir pas prêté à ses héros des âmes polonaises. Ni dans l’œuvre de ses devanciers, ni dans la sienne propre, je ne connais rien qui égale, à ce point de vue, chacun des morceaux de sa Trilogie. Magnats et humbles gentilshommes, citadins et paysans, capitaines illustres et vagues coureurs d’aventures, tout ce monde porte au plus haut point la marque de sa race ; et je ne saurais assez dire combien la fréquentation un peu approfondie de ces contemporains de Turenne et de Racine faciliterait maintenant encore, au lecteur français, l’intelligence des plus graves aspects de l’énigmatique « question polonaise. »

Deux ou trois figures, notamment, devenues aujourd’hui pour le moins aussi populaires dans leur pays que le sont chez nous les types immortels d’un Père Grandet ou d’une Emma Bovary, mériteraient d’être signalées au passage, avec tout ce qu’elles contiennent pour nous de précise et constante vérité « nationale. » Sans compter que l’on n’aurait nul besoin, pour en bien saisir les particularités « polonaises, » d’étudier longuement la société où elles ont pris naissance : car la moindre de ces particularités s’y manifeste à nous en un relief si fort qu’il n’est pas un lecteur français qui n’arrive d’emblée à les