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toucher délicieusement, en dehors même des événemens politiques et guerriers entre lesquels nous la voyons se dérouler, de chapitre en chapitre : mais comment ne pas reconnaître que ses péripéties les plus pathétiques ne sont encore qu’autant de contre-coups de ces événemens, et que, par-delà et par-dessus les épreuves des deux fiancés, le sujet principal du récit est l’immense effort, plus ou moins conscient, de la Pologne entière à se reconstituer dans l’ancienne harmonie de sa vie nationale ? Tout le livre est traversé d’un souffle poétique pareil à celui qui, depuis trois mille ans, rehausse et transfigure les humbles héros du siège d’une bourgade de l’Asie-Mineure. Et, avec cela, quelle abondance magistrale de portraits, quelle inépuisable variété dans la peinture des combats et des fêtes, quel mélange incessant de gaîté familière et d’ardente passion !


Par le Fer et par le Feu, le Déluge, Messire Wolodyowski, ces trois ouvrages d’un art excellent se chargeront d’entretenir longtemps encore, chez nous et dans l’Europe entière, la gloire du grand écrivain polonais qui vient de mourir. Mais leur véritable destination n’était pas de nous plaire : elle était, comme on l’a vu, de « réconforter les Cœurs polonais. » Et c’est à quoi ils ont réussi plus puissamment encore que leur auteur n’avait pu le rêver. A vingt reprises, pendant ces dernières années, d’autres compatriotes d’Henri Sienkiewicz m’ont répété de quelle importance décisive avait été, pour eux-mêmes ou pour leurs parens, l’apparition de la Trilogie, et comment celle-ci avait, pour ainsi dire, ravivé en eux la conscience de la grandeur passée, — et future, — de leur race. Tandis que leurs romanciers précédens s’étaient bornés à leur décrire la vie extérieure ou intime de personnages polonais semblables à eux, le créateur de la Trilogie a évoqué sous leurs yeux l’âme séculaire de la Pologne ; et, en effet, l’on comprend aisément qu’une telle évocation les ait remués aussitôt jusqu’au plus profond de leur être, quand on se rappelle la place qu’elle occupe dans chacun des trois livres qui ont établi et assuré impérissablement la fortune littéraire de Sienkiewicz.

Encore celui-ci ne s’est-il pas contenté de substituer, aux héros ordinaires des romans polonais, la Pologne elle-même. Avec une habileté qui, cette fois, ne s’inspirait chez lui que de son grand amour, il n’a rien négligé de ce qui pouvait stimuler ses lecteurs à aimer et à vénérer fervemment cette âme de leur patrie qu’il ressuscitait devant eux. J’ai lu quelque part qu’il était dommage que, s’étant proposé de « réconforter les cœurs polonais, » le jeune écrivain n’eût pas choisi