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d’ailleurs charmant, des jeunes héros dont il avait, un moment, rêvé de leur confier la suite des rôles remplis naguère par l’ « équipe » mémorable des compagnons du vieux Zagloba. Aussi bien sa Trilogie m’apparaît-elle un de ces « coups de chance » merveilleux qui ne se produisent qu’une fois dans la carrière des maîtres les plus hauts. Jamais Sienkiewicz, avec tout son talent naturel et tout ce qu’il y a joint d’expérience acquise, jamais il n’a réussi à la recommencer ; et il n’y a pas jusqu’à ses admirables Chevaliers de la Croix qui, malgré toute leur richesse d’émotions et d’images, n’échouent encore à nous restituer pleinement l’impression de vie et de grandeur et d’unité « nationales » qui ressort pour nous des trois seuls vrais chefs-d’œuvre du conteur polonais.


Pour nous, et j’entends par-là toute espèce de lecteurs, si étrangers qu’ils soient aux choses de la Pologne. Car le fait est que ces trois romans, conçus et élaborés surtout « afin de réconforter les cœurs polonais, » n’en demeurent pas moins de belles œuvres d’art, imprégnées de très précieuses qualités littéraires dont une partie au moins subsistent et se révèlent à nous avec un relief suffisant sous le déguisement d’une traduction. Que l’on ait simplement le courage d’approcher la masse inquiétante du premier volume de la Trilogie, et je serai bien surpris que l’on n’aille pas, d’un mouvement rapide et sans l’ombre d’ennui, jusqu’à l’épilogue du troisième et dernier. Peut-être, il est vrai, durant cette lecture, un admirateur attardé des principes esthétiques de l’école de Flaubert sera-t-il tenté de prendre alarme de ce plaisir même qu’il aura éprouvé, en se demandant si une manière aussi agréable de raconter ou de peindre des scènes historiques ne se rattacherait pas au genre « inférieur » du « roman d’aventures. » Mais le temps est prochain, s’il n’est venu déjà, où l’exemple d’un Stevenson ou d’un Hugues Rebell nous apprendra définitivement de quelle éminente portée « littéraire » est capable ce genre trop souvent méconnu, — à l’unique condition d’être traité avec le talent et le soin nécessaires ; et d’ailleurs il se trouve que les trois morceaux de l’œuvre capitale de Sienkiewicz ne sont aucunement des « romans d’aventures. » Ce sont, comme je l’ai dit, des sortes d’épopées, où les actes individuels des divers personnages concourent à former une action d’ensemble, et ne valent à nos yeux que par rapport à elle. Voici, par exemple, ce Déluge que je tiens pour le type le plus parfait de l’art de son auteur. A coup sûr, l’intrigue amoureuse des fiançailles d’André Kmita et d’Olenka Bilewicz aurait de quoi nous