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qu’il tient parce que c’était alors le langage de l’amour : il répète le jargon à la mode qu’il a appris dans les romans nouveaux. Mourir, il n’en a nulle envie : c’est l’ardeur du désir qui lui fait monter aux lèvres toutes ces belles phrases. Il y a dans sa timidité bien de la hardiesse et dans sa tristesse une secrète volupté. Il jure à Jacqueline qu’il lui a fait don de toute sa vie ; mais à cette chanson qu’il a composée pour elle, notez qu’il n’a mis aucun nom : à combien d’autres la chantera-t-il et seront-elles mille et trois ? Ce sont ses premières armes que ce Richelieu de province fait auprès d’une maîtresse déjà instruite. Formé à si bonne école, il a devant lui toute une carrière. Peu nous importe d’ailleurs ce qu’il deviendra plus tard : il nous suffit que l’heure où on l’a saisi pour le peindre est exquise de fraîcheur. Il sent, il s’exprime comme Musset : « Jacqueline. Je ne suis pas connue de vous, — Fortunio. L’étoile qui brille à l’horizon ne connaît pas les yeux qui la regardent ; mais elle est connue du moindre pâtre qui chemine sur le coteau… » Il est le poète lui-même à l’éveil des premiers désirs, à l’éclosion des premiers vers. C’est de quoi est faite son immortelle séduction.

En dépit de l’erreur de mise en scène que j’ai signalée, c’est quand même un charme que ce spectacle tel qu’on nous le donne aujourd’hui. Mlle Piérat, en Fortunio, est parfaite de grâce, de tendresse, d’ardeur et de mélancolie et elle chante à ravir. M. Alexandre est un excellent maître André. Mlle Sorel se souvient trop de Célimène en devenant Jacqueline. Et M. Fenoux ne prête pas assez d’élégance au personnage de Clavaroche.


J’ai assisté avec une profonde tristesse à l’une des représentations de l’Amazone. Dans les circonstances tragiques que nous traversons, toute œuvre nouvelle, toute œuvre actuelle ne doit s’inspirer que des besoins de l’heure présente qui sont de hausser les cœurs et de tendre les énergies. Cela n’exige pas un grand effort d’imagination ni d’invention : il suffit de regarder autour de soi, de peindre la France telle qu’elle est, dans toutes les classes, dans tous les rangs de la société. Cette France si grande, si belle, si noble dans la souffrance, n’a rien de commun avec la triste parodie que M. Henry Bataille n’a pas craint de nous en présenter, dans un tel moment de notre histoire !

Cela se passe dans une petite ville de province. La famille Bellanger a recueilli une réfugiée, Ginette. Cette jeune fille, devenue infirmière, fait un peu scandale dans le quartier. On trouve qu’elle fait trop de