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des premières représentations du Chandelier, au Théâtre-Historique d’abord puis au Théâtre-Français, et donc du vivant de Musset. Seulement il avait été alors introduit à dessein et par mesure de prudence, et c’est bien comme un déguisement qu’il avait été imposé, à la pièce. Le Chandelier était, à l’époque, jugé trop hardi et même scandaleux : il fut parfaitement interdit, après quarante représentations il est vrai, par le ministre d’alors qui était Léon Faucher. Reculer l’action dans le passé et justement dans la société facile du XVIIIe siècle, c’était en atténuer « l’immoralité. » Mais ce scrupule n’existe plus aujourd’hui. Le Chandelier a cessé de faire scandale. Aussi serions-nous sans excuse de ne pas restituer à l’œuvre de Musset son cadre et son atmosphère vraie. L’épreuve a d’ailleurs été faite. M. René Benoist, l’homme de ce temps qui sait le mieux les choses du théâtre, me rappelle que, dans une représentation organisée par Mme Marie Samary, le rôle de Fortunio, tenu par le fils d’un de nos plus spirituels auteurs dramatiques, fut joué en « habit noir. » Le succès fut très vif. La Comédie-Française nous doit, pour une future reprise, ce rajeunissement de la mise en scène du Chandelier et ce retour à la vérité.

Elle nous le doit parce que le Chandelier est dans l’œuvre de Musset une pièce d’un caractère exceptionnel et à laquelle il convient de conserver, — sans le souligner et sans le forcer, — son caractère particulier, qui est une sorte de réalisme. Il diffère par-là de ces deux autres chefs-d’œuvre qui sont les Caprices de Marianne et On ne badine pas avec l’amour. C’est de M. Paul Bourget que je tiens la définition que je crois la meilleure du théâtre de Musset, celle qui explique le mieux ce mélange incomparable de grâce et de profondeur. A son avis, la grande originalité de Musset est d’avoir placé, dans le cadre le plus irréel, les personnages les plus réels. C’est cela même. Le pays de convention, l’époque indéterminée, la fantaisie du dialogue, un je ne sais quoi d’impalpable et d’aérien qui court à travers la poésie de cette prose, voilà l’irréel ; mais la claire vision des erreurs et des fatalités de notre nature, voilà le réel. Ce contraste entre le cadre et le fond de l’étude a d’abord de la saveur et du piquant ; il permet ensuite à l’analyse de ne rien craindre et d’aller jusqu’au bout d’elle-même. Dans cette atmosphère de rêve on peut tout entendre, et la vérité passe à la faveur du conte bleu. Une ville d’Italie, Marianne les yeux baissés sur le missel qu’elle tient de ses longs doigts, Octave sous la pergola buvant du lacryma-christi, Cœlio disposant les musiciens pour la sérénade, et les