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et c’est pourquoi j’y insiste, c’est qu’il entraîne un perpétuel contresens sentimental. Il évoque une atmosphère de sentimens et de mœurs avec laquelle les sentimens des personnages et les mœurs de la pièce sont en contradiction violente. Le rôle de Fortunio ne se comprend plus, si on l’imagine dans le milieu qui fut celui de Chérubin. Car Fortunio c’est Chérubin, mais un Chérubin attendri, attristé, pénétré de mélancolie moderne, exalté par la déclamation romantique. Entre les deux personnages il y a toute une révolution littéraire et morale : d’un mot, il y a la Révolution. Hardi comme un page et vif comme un émerillon, Chérubin, une lueur dans les yeux, une chanson aux lèvres, s’élance de toute son ardeur intacte vers cette unique joie de la vie qui est l’amour. Fortunio, grand liseur de romans, a lu Werther. L’amour lui apparaît tout enveloppé de brumes et déjà d’une ombre qui est celle de la mort ; mourir est un mot qui revient dans ses déclarations à la manière d’un refrain ou d’un ornement de style : « Dieu sait que ma douleur est vraie et que je vous aime à en mourir. » Un grand amour est pour lui surtout une grande souffrance et se reconnaît aux larmes qu’il fait verser, « J’aime, je souffre, » ce sont pour lui termes synonymes. « Seigneur mon Dieu ! (c’était l’habitude alors de mêler Dieu à ce genre d’affaires) je n’ai que des larmes. Les larmes prouvent-elles qu’on aime ?… Ce qui m’a jeté à vos pieds c’est une douleur, qui m’écrase, que je combats depuis deux ans. » Il a lu Shakspeare ; il y a un monologue de Fortunio, comme il y a un monologue d’Hamlet : l’amoureux de Jacqueline se penche sur l’énigme du cœur de la femme, comme sur le seul mystère qui importe dans la création. « Non, une femme ne saurait être une statue malfaisante, à la fois vivante et glacée. » Hamlet disait plus simplement : Fragilité, ton nom est femme. Toute la rêverie moderne est entrée dans l’âme de Fortunio : « Je sortais d’une salle obscure d’où je suivais depuis deux ans vos promenades dans une allée, j’étais un pauvre dernier clerc qui s’ingérait de pleurer en silence… » C’est, déjà, le ver de terre amoureux d’une étoile. A la manière des lyriques du XIXe siècle, le clerc de maître André associe aux émotions de l’amour la nature tout entière. « Vous alliez dire à la nature entière, à ces jardins, à ces prairies de me sourire comme vous… » En résumé, Fortunio est Musset : ce n’est pas du tout la même chose que d’être Beaumarchais.

Je m’empresse d’ailleurs de reconnaître que l’anachronisme dont je me plains n’est pas une invention récente et qu’on ne saurait l’imputer à la direction actuelle de la Comédie-Française. Il date