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ON CHANGERAIT PLUTÔT LE CŒUR DE PLACE…

de préoccupations qu’il confia à saint Pierre le soin d’achever la création de l’humanité. Saint Pierre s’en tirait pas mal du tout. Il prenait les morceaux dans une corbeille, il assemblait, il vissait… Une tape sous le menton et l’homme se mettait en route pour le pays qui lui était désigné. Seulement, c’est un travail de précision. Saint Pierre se fatiguait. Et voilà qu’il se trompe et qu’à un homme il donne deux estomacs et point de cœur et à un autre deux cœurs et deux estomacs. C’est des choses, ça peut arriver… Saint Pierre s’aperçoit du malheur. Quoi faire ? Le voilà devant le bon Dieu. Il avoue sa distraction et il dit : « Peut-on se servir de ces deux hommes ? » Dieu réfléchit. Il penche la tête. Et soudain : « L’homme qui a deux cœurs, tu le mettras en Alsace : un de ces cœurs sera pour cette Alsace, l’autre pour la France, et les deux estomacs pour lui. Quant à l’homme qui n’a pas de cœur et deux estomacs, tu le poseras au delà du Rhin et tu le baptiseras Schwob. »

Ces récits, point méchans, nés du cœur d’un peuple opprimé, ont le don de divertir. L’auditoire rit donc largement, tant et si bien qu’il eut soif et qu’il fallut vider encore un verre de Kitterlé. Et les vignerons avaient aussi leurs histoires, léguées par les vieux. On riait de nouveau à se rendre malade, de ce rire profond, sain, puissant, que connaissaient les héros de Rabelais et qui coule en cascade, s’apaise, reprend de plus belle, et alors les pommettes brillent, les yeux pleurent, les veines dessinent leurs arabesques sur le front, et, quand c’est fini, on se sent plus léger, tout frais, tout dispos, prêt à retourner à la tâche coutumière.

Maintenant, sous un vaste berceau recouvert de rosiers grimpans, dans le jardin de Klug, ils jouaient aux quilles. Le parfum des roses se mêlait au parfum de la vigne en fleurs, la chaleur de juin vibrait sur les toits de Reichburg ; infatigable, la cigogne claquait du bec au faite de son pignon ; filles et garçons passaient sur le chemin, se tenant par le petit doigt, fredonnant des chansons un peu tristes ; des ombres bleues se tassaient aux creux des vallées et toujours, dans leur nid de pierre, les cloches battaient de l’aile… Qu’il faisait bon, par ce dimanche après-midi, dans ce jardin du vieux pays, avec ses roses, ses ancolies, avec ses choux à grosses têtes, ses fraises, ses cerises bientôt mûres ! Il n’était qu’un rire, ce jardin, d’où se retirait à pas prudens un matou troublé dans son sommeil.